Une idée persistante veut que l’Histoire soit écrite par les vainqueurs. L’exode, tel que raconté par la Bible hébraïque en est sans doute un bon contre-exemple. Disons plutôt que dans les temps anciens, on ne savait pas vraiment qui était le vainqueur et qui était le vaincu, et que tous racontaient leur propre histoire. Il n’était pas rare, en cas de guerre, que les deux camps proclament la victoire et fassent leurs propagandes royales en fonction. Ainsi par exemple, la bataille de Kadesh, qui opposa les Égyptiens et les Hittites et qui finit probablement en eau de boudin ou match nul : elle fut racontée par chaque camp comme une grande victoire. Un autre exemple est la Stèle de Mésha1, qui relate d’un point de vue moabite les mêmes événements que le troisième chapitre du Livre des Rois.

Dans le cas de l’exode, le récit juif a gagné aussi parce qu’il portait une vérité religieuse et morale plus forte que la domination impériale pharaonique. La version juive est aujourd’hui unanimement admise, ne serait-ce que comme mythe culturel fondateur et comme structure de la pensée politique de la libération : celui d’un petit groupe d’étrangers opprimés, qu’une théologie monothéiste pure a réussi à faire passer de l’esclavage à la liberté.

Qui aujourd’hui pense à Manéthon, Lysimaque ou Apion2 quand il pense à l’exode ? Personne, ou peut-être deux ou trois historiens de l’antijudaïsme antique. Ils furent pourtant des auteurs importants, faisant circuler des versions différentes des mêmes événements, ou en tous cas du même noyau historique retravaillé par les mémoires, les intérêts et le temps. En lieu et place d’un exode, ils relatent celui d’un nettoyage ethnique fait par l’Égypte, afin de retrouver sa dignité et sa grandeur face aux envahisseurs sémites. Le rejet dans la violence d’un groupe de lépreux impurs crasseux aux croyances inhumaines, menés par un prêtre de la révolution amarnienne3 déchu, en quête de brebis galeuses à qui prêcher sa bonne nouvelle.

Il est évident que ces récits diffamatoires et infamants sont à comprendre comme des œuvres de propagande antijuives, notamment en contexte d’oppositions entre minorités égyptiennes et juives dans l’Égypte Ptolémaïque. A ces récits répondront des œuvres d’apologétique comme le Contre Apion de Flavius Josèphe, et de défense des Juifs face aux flambées de violence dans le Contre Flaccus et la Légation à Gaius de Philon d’Alexandrie.

Entre le narratif nationaliste de l’histoire officielle d’un pays, expurgé de ses étrangers maudits amenant le désordre et le malheur dans leur pays hôte, et le narratif de la contre-histoire d’un groupe victime de xénophobie, utilisé comme esclaves pour les constructions grandioses d’un pharaon mégalomane, c’est ce dernier qui a gagné. Un Dieu libérateur qui entend les pleurs et les souffrances du petit face au grand, qui réduit à néant la religion du roi divin, la zoolâtrie hiéroglyphique.

C’est qu’il y a dans l’histoire juive une nouveauté proprement inouïe. Comme le note le philosophe du droit François Ost dans son Du Sinaï au Champ de Mars : l’autre et le même au fondement du droit4 :

Pour la première fois dans l’histoire est ouvertement défié l’absolutisme des rois divinisés et cosmocratiques : un peuple se dresse contre Pharaon et réclame sa liberté comme un droit. C’est pourquoi l’événement restera longtemps unique dans l’histoire : il y eut bien d’autres révoltes d’esclaves dans l’Antiquité, de même que des jacqueries paysannes au Moyen Âge, mais aucune d’entre elles ne donna naissance à un peuple ou n’institua de régime juridique.

Et pourtant. Au lieu de considérer cette victoire juive de la mémoire et de l’histoire sur les propagandistes égyptiens comme confirmation que “nous” avons toujours raison, de tout temps et en tout lieu, peut-être faut-il avant tout se souvenir que c’est au nom de cette idée de droit et de justice que nous avons été libérés. Et déduire de tout cela une certaine modestie intellectuelle et éthique face aux récits nationalistes en train de se construire, une certaine attention à la propagande omniprésente, et une certaine obligation de rendre justice, par l’empathie, au récit de l’autre.

Walter Benjamin, dans ses thèses Sur le concept d’histoire5, ne pensait pas à autre chose lorsqu’il appelait de ses vœux à une histoire de ceux qui sont écrasés :

La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à la conception de l’Histoire qui correspond à cet état.

Le judaïsme, en tant que témoin privilégié de cette contre-histoire, ne fait pas bon ménage avec l’histoire de ceux qui écrasent, rasent, et rêvent d’expulser.

  1. La stèle de Mesha, conservée au Musée du Louvre, est une stèle de basalte sur laquelle est gravée une inscription remontant à l’époque du roi moabite Mesha (IXe siècle avant notre ère). Elle relate les victoires de Mesha au cours de sa révolte contre le royaume d’Israël qu’il entreprit après la mort de son suzerain Achab. ↩︎
  2. Manéthon de Sebennytos, prêtre égyptien du III siècle avant notre ère ; mythographe et grammairien égyptien, II siècle avant notre ère ; Apion Pleistonicès, grammairien et polygraphe grec d’Alexandrie, ayant vécu dans la première moitié du Ier siècle de notre ère. ↩︎
  3. La période amarnienne désigne la période durant laquelle le pharaon Akhenaton (1353–1336 avant notre ère) régna dans sa nouvelle capitale, en essayant d’instaurer le monothéisme. ↩︎
  4. 2000. ↩︎
  5. 1940. ↩︎