Qui a chanté la victoire ?
Après avoir traversé la Mer Rouge et avoir assisté à la défaite des Égyptiens, engloutis par les vagues, Moïse et les Hébreux entonnent un merveilleux chant qui célèbre la puissance et la gloire divine : c’est la fameuse Shirat Hayam, s’étendant du verset 1 au 18 du chapitre 15 de l’Exode.
Le chant est précédé par une courte introduction – אָז יָשִׁיר־מֹשֶׁה וּבְנֵי יִשְׂרָאֵל אֶת־הַשִּׁירָה הַזֹּאת לַיהֹוָה וַיֹּאמְרוּ לֵאמֹר / Alors Moïse et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique à l’Éternel et ils dirent ainsi – et suivi par un résumé en prose d’un seul verset.
Entre alors en scène Myriam (nommée ici pour la première fois puisqu’elle a été appelée jusque-là uniquement ‘sœur de’), qui entraîne les femmes dans un chant/danse accompagné de percussions :
וַתִּקַּח מִרְיָם הַנְּבִיאָה אֲחוֹת אַהֲרֹן אֶת־הַתֹּף בְּיָדָהּ וַתֵּצֶאןָ כׇל־הַנָּשִׁים אַחֲרֶיהָ בְּתֻפִּים וּבִמְחֹלֹת׃ וַתַּעַן לָהֶם מִרְיָם שִׁירוּ לַיהֹוָה כִּי־גָאֹה גָּאָה סוּס וְרֹכְבוֹ רָמָה בַיָּם׃
Myriam la prophétesse sœur d’Aaron prit le tambourin dans sa main ; et toutes les femmes sortirent derrière elle avec tambourins et danses. Myriam leur entonna : “Chantez à l’Eternel car Il s’est élevé avec majesté, il a précipité dans la mer le cheval et son cavalier.”
Le récit change ensuite de registre et le cours de la narration reprend. On observe que le verset chanté par Myriam fait écho au premier verset de la Shira, la seule différence étant la forme du verbe introductif ‘Ashira – je chanterai’ pour Moïse et les enfants d’Israël, ‘Shiru – Chantez !’ pour Myriam.
Que se passe-t-il dans la scène que nous venons de lire ? Qu’est-ce que fait exactement Myriam ? Est-ce qu’elle propose aux femmes de répéter le même chant que Moïse et les enfants d’Israël ? Et cela signifie-t-il alors que Moïse mène uniquement les hommes ?
Myriam, dans l’ombre de Moïse ?
Plusieurs commentateurs vont dans ce sens : après avoir écouté le cantique de Moïse et des hommes, Myriam le reprend verset par verset, accompagnée par les femmes. C’est pour cela, nous dit le Bekhor Shor, que seulement le premier verset de la Shira est rappelé dans le verset, il n’y a pas raison de tout répéter. Cette première lecture s’appuie sur la traduction usuelle du verbe ותען par “répondre”, et sur le pronom possessif masculin pluriel להם qui suit le verbe.
Ainsi, lit par exemple Cassuto, Myriam a répondu avec ses compagnes aux hommes qui chantaient avec Moïse “sous forme de couplet ou de refrain répété, à chaque strophe du cantique”. Rashi, en s’appuyant sur la Mekhilta deRabbi Ishmael, imagine une scène légèrement différente : Moïse d’un côté, Myriam de l’autre ont chanté le même chant (soit ensemble, soit l’une après l’autre), tandis que les hommes répétaient après Moïse et les femmes après Myriam.
D’autres commentateurs, dérangés par l’emploi du pronom au masculin – puisque Myriam devrait en toute logique s’adresser aux femmes qui viennent de sortir avec elle dans le verset précédent, donnent d’autres interprétations. Pour le Kli Yakar, l’utilisation du masculin est due à un changement de statut : lors du miracle de l’ouverture de la mer Rouge les femmes se seraient élevées au rang des hommes (!). Rav Hirsch, avec un pli plus égalitaire, souligne que l’emploi du masculin indique que même si les femmes ont suivi les hommes, elles sont égales dans la volonté profonde de louer Dieu, et dans leur participation à la haute destinée du peuple.
Une troisième lecture, plus subversive, propose que la Shirat Hayam soit vue comme le cantique de Myriam plutôt que celui de Moïse ; ou du moins que Myriam ne se soit pas contentée de répéter les paroles de Moïse mais qu’elle ait chanté son propre chant. Cette lecture s’appuie sur plusieurs éléments textuels et intertextuels.
Le cantique perdu
Tout d’abord, le verbe ותען peut avoir le sens de “chanter” (comme dans Nombres 21:17, de la fusion de deux racines proto-sémitiques), la Septante le traduisant d’ailleurs comme “mener en chant”.
En deuxième lieu, la strophe chantée par Myriam en 15:21 bénéficie d’une vraie introduction, tout comme celle chantée par Moïse en 15:1, et semble être à la fois le premier verset et le titre du cantique, conformément à l’ancienne pratique sémitique consistante à intituler les poèmes ou autres œuvres littéraires par leurs premiers mots.
Troisièmement, il existe des fragments dans les manuscrits de Qumran, datant de 75-50 avant notre ère, qui préservent sept lignes incomplètes d’un texte poétique différent sous le nom de Chant de Myriam. Ces fragments montrent la survie d’au moins une tradition préservant un chant propre à Myriam, distinct de celui de Moïse. Il est intéressant de noter que le Netziv de Volojine dans son Ha’emek Davar propose une interprétation qui va dans la même direction, en considérant que les femmes ont bien entonné un chant différent des hommes, mais celui-ci n’a pas eu le mérite d’être écrit dans la Torah puisqu’il n’était pas d’inspiration divine ; seule Myriam, dans son statut de prophétesse comme rappelé au début du verset 15:20, a été insufflée par le רוח הקודש et elle a donc clôturé chaque verset chanté par les femmes. Par ailleurs, les traductions araméennes de la Torah conservent d’autres versions du chant de Myriam, comme par exemple le Targum Pseudo-Jonathan (milieu du premier millénaire de notre ère) :
וזמרת להון מרים נודי ונשׁבחא קדם יי ארום תוקפא ורומומתא דידיה הוא על גיותנין הוא מתגאי ועל רמין הוא מתנטל על די אזיד פרעה רשׁיעא ורדף בתר עמא בני ישׂראל סוסוותיה ורתיכוי רמא וטמע יתהון בימא דסוף
Myriam chanta pour eux : « Rendons grâce et louons le Seigneur, car c’est à Lui qu’appartiennent la puissance et l’éminence ; Il est élevé au-dessus des élevés, et il s’élève au-dessus des hauts. Parce que le méchant Pharaon a comploté et pourchassé le peuple des enfants d’Israël ; ses chevaux et ses chars, Il les a jetés dans la mer Rouge ».
Cette traduction montre que plusieurs versions du chant, attribué à Myriam, circulaient dans l’Antiquité.
La tradition musicale féminine biblique
Enfin, il est possible d’identifier le chant de Myriam comme un genre musical spécifiquement lié aux femmes, se caractérisant par trois éléments que nous retrouvons en 15:20 : le chant, les tambourins et les danses1. Ces éléments apparaissent dans plusieurs autres textes bibliques, toujours avec des femmes comme interprètes :
- Après les victoires de David et Saul sur les Philistins.
וַתֵּצֶאנָה הַנָּשִׁים מִכׇּל־עָרֵי יִשְׂרָאֵל לָשִׁיר וְהַמְּחֹלוֹת לִקְרַאת שָׁאוּל הַמֶּלֶךְ בְּתֻפִּים בְּשִׂמְחָה וּבְשָׁלִשִׁים
Les femmes de toutes les villes d’Israël sortirent en chantant et en dansant pour saluer le roi Saül avec des tambours, des cris et des sistres.
- Après la victoire de Jephté contre les Ammonites.
וַיָּבֹא יִפְתָּח הַמִּצְפָּה אֶל־בֵּיתוֹ וְהִנֵּה בִתּוֹ יֹצֵאת לִקְרָאתוֹ בְּתֻפִּים וּבִמְחֹלוֹת
Lorsque Jephté arrive chez lui à Mitspa, sa fille sortit à sa rencontre, avec des tambourins et des danses.
- Dans l’oracle de consolation prononcé par Jérémie après la destruction de Judah et Jérusalem, décrivant Israël comme une jeune femme.
עוֹד אֶבְנֵךְ וְנִבְנֵית בְּתוּלַת יִשְׂרָאֵל עוֹד תַּעְדִּי תֻפַּיִךְ וְיָצָאת בִּמְחוֹל מְשַׂחֲקִים
Je te reconstruirai solidement, jeune fille d’Israël ! Tu reprendras tes tambourins et tu sortiras au rythme des danseurs.
- Dans le livre deutérocanonique de Judith2, après avoir tué le général Holopherne, toutes les femmes d’Israël accoururent pour la voir… quelques-unes d’entre elles exécutèrent pour elle une danse en chœur ; elle prit des baguettes dans ses mains et les donna aux femmes qui l’accompagnaient… elle marcha devant tout le peuple, entraînant toutes les femmes dans la danse… (Judith, 15:13). Judith entonne ensuite un chant, évoquant celui de Myriam, qui commence ainsi : Judith commença cette confession au milieu de tout Israël, et tout le peuple chantait cette louange. Judith dit : « Adressez-vous à mon Dieu avec des tambourins. Chantez au Seigneur avec des cymbales. Composez-lui une mélodie et un chant de louange. Exaltez et invoquez Son Nom” (Judith 15:14-16:1).
On peut rajouter à cette liste le chant de Débora, après la victoire sur l’armée de Sisera (Juges, chapitre 5) le poème ne mentionne pas musique et danses, mais il est présenté à la première personne, la prophétesse faisant référence à elle même dans le verset 9 ; de plus, une distinction claire se désigne à partir du verset 12 entre Barak, qui a mené la victoire militaire et Débora, qui mène le chant célébrant cette victoire.
Tous ces textes décrivent un genre de performance ayant des caractéristiques bien précises :
- Elle mêle chant, musique et instruments, notamment les tambourins ;
- Elle concerne la célébration d’une victoire militaire
- Elle est spécifiquement associée aux femmes.
Les femmes restent en arrière lorsque les armées partent au combat ; et ce sont donc elles qui célèbrent le retour des guerriers.
En plus de toutes ces considérations, l’analyse textuelle nous montre d’un côté comme les tambourins sont toujours associées aux femmes (lorsque le sexe des musiciens est précisé) ; de l’autre comme la racine ח.ו.ל, utilisée dans tous les passages que nous avons vu listant chant, tambourins et danse, semble se référer à une danse exclusivement féminines, la danse des hommes étant désignée plutôt par la racine ר.ק.ד (par exemple en Chroniques I, 15:29).
Ainsi, la Shirat HaYam est un exemple biblique saillant d’un genre de performance éminemment féminin. C’est à une femme leader, Myriam, qui exprime en première le message sur la puissance divine que Dieu a déployé dans toute sa force pour sauver Son peuple.
- Cassuto pense que le mot מְחֹלֹת indique un autre type d’instrument musical plutôt que la danse ; quoi qu’il en soit, ce terme apparaît à chaque fois en relation avec la célébration d’une victoire par le chant avec un accompagnement de percussions. ↩︎
- Le livre de Judith, d’auteur anonyme, est un livre non inclu dans le canon biblique. Il relate comment la belle et jeune veuve Judith écarte la menace d’une invasion babylonienne en décapitant le général ennemi Holopherne. Bien qu’il se situe à l’époque de la monarchie tardive, il date probablement de la fin de l’époque du Second Temple ; il en existe trois versions en grec dans lesquelles on distingue la trace linguistique de l’original hébreu.que, il en existe plusieurs versions en grec dans lesquelles on distingue néanmoins la trace de l’original en hébreu. ↩︎