Des étrangers résidents à esclaves

Le livre de l’Éxode rappelle deux fois au peuple d’Israël de ne pas maltraiter les étrangers résidents (גֵרִים)1 dans leur pays, car ils l’ont eux-mêmes été en Égypte :

שמות כב: כ

וְגֵר לֹא תוֹנֶה וְלֹא תִלְחָצֶנּוּ כִּי גֵרִים הֱיִיתֶם בְּאֶרֶץ מִצְרָיִם

Éxode 22: 20

Tu n’exploiteras pas l’étranger résident et tu ne l’opprimeras pas, car vous avez été des étrangers résidents dans le pays d’Égypte.

שמות כג: ט

וְגֵר לֹא תִלְחָץ וְאַתֶּם יְדַעְתֶּם אֶת נֶפֶשׁ הַגֵּר כִּי גֵרִים הֱיִיתֶם בְּאֶרֶץ מִצְרָיִם

Éxode 23: 9

Tu n’opprimeras pas l’étranger résident, car vous connaissez les sentiments de l’étranger résident, puisque vous avez été vous-mêmes des étrangers dans le pays d’Égypte.

Le statut d’étranger résident est celui que les patriarches et les matriarches ont connu à Canaan. Abraham se décrit lui-même devant les fils de Het : גֵּר וְתוֹשָׁב אָנֹכִי עִמָּכֶם « Je suis un étranger résident parmi vous. »2 De même, les récits concernant le séjour d’Abraham et d’Isaac à Guérar décrivent comment les patriarches concluent des pactes limités avec l’autorité locale et naviguent dans les conflits avec les habitants3, soulignant les difficultés que les migrants doivent surmonter dans une terre qui n’est pas la leur.

Les lois contre la maltraitance des étrangers résidents, qui apparaissent dans le code de l’Alliance — la plus ancienne des collections juridiques de la Torah — semblent envisager quelque chose de similaire pour Israël en Égypte, à savoir que les Israélites en Égypte étaient des étrangers résidents, comme Abraham à Canaan, et qu’ils font face aux mêmes types d’interactions complexes que les migrants sans terre doivent affronter lorsqu’ils traitent avec les autochtones.

En revanche, le code deutéronomique ultérieur dépeint les Israélites comme des esclaves en Égypte. Cette représentation se retrouve, par exemple, lorsqu’on les met en garde contre la maltraitance des étrangers résidents, des veuves et des orphelins4 :

דברים כד: יז-יח

לֹא תַטֶּה מִשְׁפַּט גֵּר יָתוֹם וְלֹא תַחֲבֹל בֶּגֶד אַלְמָנָה: וְזָכַרְתָּ כִּי עֶבֶד הָיִיתָ בְּמִצְרַיִם וַיִּפְדְּךָ יְ־הוָה אֱלֹהֶיךָ מִשָּׁם עַל כֵּן אָנֹכִי מְצַוְּךָ לַעֲשׂוֹת אֶת הַדָּבָר הַזֶּה

Deutéronome 24: 17-18

Tu ne porteras pas atteinte aux droits de l’étranger résident ou de l’orphelin ; tu ne prendras pas en gage le vêtement d’une veuve. Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte et que l’Éternel, ton Dieu, t’a racheté de là ; c’est pourquoi je t’ordonne d’observer ce commandement.

En d’autres termes, alors que le code de l’Alliance5 préserve une conception ancienne où le séjour des Hébreux en Égypte était une période où ils vivaient comme des étrangers sans terre sous la souveraineté égyptienne, le code deutéronomique conçoit cette même période en Égypte comme une période d’esclavage dur et oppressif. Cela se reflète également dans d’autres passages où le Deutéronome révise l’Éxode.

« Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte »

Le Décalogue dans l’Éxode stipule que le peuple d’Israël doit se reposer le Shabbat pour imiter l’Éternel, qui s’est reposé le septième jour de la création6 ; le Deutéronome révise cette explication, disant qu’Israël doit se reposer le Shabbat parce que les Israélites étaient esclaves en Égypte7.

De la même manière, en révisant les lois sur l’esclavage de l’Éxode, le Deutéronome ajoute l’obligation pour le maître de fournir de la nourriture à l’esclave libéré, et lie cela à l’esclavage du peuple en Égypte 8:

דברים טו: יג-טו

וְכִי תְשַׁלְּחֶנּוּ חָפְשִׁי מֵעִמָּךְ לֹא תְשַׁלְּחֶנּוּ רֵיקָם:  הַעֲנֵיק תַּעֲנִיק לוֹ מִצֹּאנְךָ וּמִגָּרְנְךָ וּמִיִּקְבֶךָ אֲשֶׁר בֵּרַכְךָ יְ־הוָה אֱלֹהֶיךָ תִּתֶּן לוֹ: וְזָכַרְתָּ כִּי עֶבֶד הָיִיתָ בְּאֶרֶץ מִצְרַיִם וַיִּפְדְּךָ יְ־הוָה אֱלֹהֶיךָ עַל כֵּן אָנֹכִי מְצַוְּךָ אֶת הַדָּבָר הַזֶּה הַיּוֹם

Deutéronome 15: 13-15

Quand tu le libéreras, ne le laisse pas partir les mains vides. Donne-lui généreusement de ton troupeau, de ton aire à battre et de ton pressoir, de ce dont l’Éternel, ton Dieu, t’a béni. Souviens-toi que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que l’Éternel, ton Dieu, t’a racheté ; c’est pourquoi Je te donne aujourd’hui ce commandement.

Dans le code de l’Alliance, cependant, seules les lois concernant le traitement approprié de l’étranger résident, citées ci-dessus, évoquent des souvenirs de l’Égypte et du temps que les enfants d’Israël y ont passé en tant qu’étrangers résidents, et non en tant qu’esclaves.

Le calendrier des fêtes dans le chapitre 16 du Deutéronome exige qu’un propriétaire terrien en pèlerinage emmène avec lui ses dépendants sans terre :

דברים טז: יא-יב

וְשָׂמַחְתָּ לִפְנֵי יְ־הוָה אֱלֹהֶיךָ אַתָּה וּבִנְךָ וּבִתֶּךָ וְעַבְדְּךָ וַאֲמָתֶךָ וְהַלֵּוִי אֲשֶׁר בִּשְׁעָרֶיךָ וְהַגֵּר וְהַיָּתוֹם וְהָאַלְמָנָה אֲשֶׁר בְּקִרְבֶּךָ בַּמָּקוֹם אֲשֶׁר יִבְחַר יְ־הוָה אֱלֹהֶיךָ לְשַׁכֵּן שְׁמוֹ שָׁם: וְזָכַרְתָּ כִּי עֶבֶד הָיִיתָ בְּמִצְרָיִם וְשָׁמַרְתָּ וְעָשִׂיתָ אֶת הַחֻקִּים הָאֵלֶּה

Deutéronome 16: 11-12

Tu te réjouiras devant l’Éternel, ton Dieu, avec ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le Lévite qui est dans tes portes, l’étranger résident, l’orphelin et la veuve qui sont au milieu de toi, au lieu que l’Éternel, ton Dieu, choisira pour y faire résider son nom. Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte, et veille à observer ces lois.

Ce texte ne fait aucune mention du séjour d’Israël en Égypte en tant qu’étranger résident, se concentrant plutôt sur leur asservissement là-bas, malgré sa mention explicite de l’obligation d’inclure l’étranger résident.

Une couche antérieure dans le Deutéronome

D’autres passages du Deutéronome, cependant, laissent entendre que ces références à l’esclavage égyptien proviennent d’une couche secondaire9, et que cette collection de lois considère qu’à l’origine les enfants d’Israël avaient juste été des étrangers résidents en Égypte.

Par exemple, les lois du Deutéronome interdisent de rendre un esclave évadé à son maître :

דברים כג: טז-יז

לֹא תַסְגִּיר עֶבֶד אֶל אֲדֹנָיו אֲשֶׁר יִנָּצֵל אֵלֶיךָ מֵעִם אֲדֹנָיו: עִמְּךָ יֵשֵׁב בְּקִרְבְּךָ בַּמָּקוֹם אֲשֶׁר יִבְחַר בְּאַחַד שְׁעָרֶיךָ בַּטּוֹב לוֹ לֹא תּוֹנֶנּוּ

Deutéronome 23: 16-17

Tu ne livreras pas à son maître un esclave qui s’est réfugié chez toi après s’être enfui de chez son maître. Il demeurera avec toi, au milieu de toi, dans le lieu qu’il choisira dans l’une de tes villes, où bon lui semble ; tu ne le maltraiteras pas.

L’absence d’invocation de la clause « souviens-toi que tu as été esclave en Égypte » ici est frappante. Cela suggérerait que cette loi date d’une période antérieure à celle où l’histoire d’Israël en tant qu’esclave en Égypte était déjà largement acceptée, et que pour une raison quelconque, le scribe deutéronomiste qui a révisé les autres lois pour inclure le motif de l’esclavage a négligé celle-ci.

Plus tôt dans ce même chapitre, le Deutéronome discute de la façon dont Israël devrait se comporter envers ses voisins. La première loi concerne les voisins orientaux d’Israël, les Ammonites et les Moabites, qu’Israël doit rejeter pour l’éternité :

דברים כג: ז

לֹא יָבֹא עַמּוֹנִי וּמוֹאָבִי בִּקְהַל יְ־הוָה גַּם דּוֹר עֲשִׂירִי לֹא יָבֹא לָהֶם בִּקְהַל יְ־הוָה עַד עוֹלָם

Deutéronome 23: 7

L’Ammonite et le Moabite n’entreront pas dans l’assemblée de l’Éternel ; même leur dixième génération n’entrera pas dans l’assemblée de l’Éternel, à jamais.

La raison de cela, explique le Deutéronome, est double :

דברים כג: ה

עַל דְּבַר אֲשֶׁר לֹא קִדְּמוּ אֶתְכֶם בַּלֶּחֶם וּבַמַּיִם בַּדֶּרֶךְ בְּצֵאתְכֶם מִמִּצְרָיִם וַאֲשֶׁר שָׂכַר עָלֶיךָ אֶת בִּלְעָם בֶּן בְּעוֹר מִפְּתוֹר אֲרַם נַהֲרַיִם לְקַלְלֶךָּ

Deutéronome 23: 5

Parce qu’ils ne sont pas venus au-devant de vous avec du pain et de l’eau, sur le chemin, lors de votre sortie d’Égypte, et parce qu’ils ont soudoyé contre toi Balaam, fils de Beor, de Pethor en Aram-Naharaïm, pour te maudire.

Le texte mentionne ensuite les voisins méridionaux d’Israël, Édom et l’Égypte :

דברים כג: ח

לֹא תְתַעֵב אֲדֹמִי כִּי אָחִיךָ הוּא לֹא תְתַעֵב מִצְרִי כִּי גֵר הָיִיתָ בְאַרְצוֹ

Deutéronome 23: 8

Tu n’auras pas en horreur l’Édomite, car il est ton frère ; tu n’auras pas en horreur l’Égyptien, car tu as été un étranger résident dans son pays.

Le verset fonde l’interdiction de détester l’Égyptien sur la dette nationale envers les Égyptiens pour avoir accueilli les Israélites étrangers résidents. Pourtant, selon d’autres traditions de la Bible, y compris le Deutéronome, les Israélites d’Égypte n’étaient pas seulement des étrangers résidents, mais des esclaves (עבדים), dont les bébés garçons étaient tués et qui étaient soumis à un travail épuisant. Rashi tente, sans succès, de résoudre ce problème : « Tu n’auras pas en horreur l’Égyptien » — complètement, même s’ils ont jeté vos garçons dans le Nil. Pourquoi ? Parce qu’ils vous ont accueillis en temps de détresse (= la famine à l’époque de Joseph).

Rabbi Joseph ibn Kaspi (env. 1280-1345) offre une interprétation similaire : « Car tu as été un étranger résident dans son pays » — et même si, par la suite, la génération suivante les a conquis et les a asservis, il convient qu’une personne ne rejette pas le bien antérieur.

Ces explications semblent artificielles : l’oppression physique et l’esclavage sévère que les Égyptiens ont imposés aux Israélites auraient dû annuler toute dette de gratitude10. Certainement, le travail pénible que les Égyptiens ont infligé aux Israélites aurait dû avoir des répercussions plus négatives que le refus des Ammonites et des Moabites de fournir de la nourriture aux migrants errants !

Ces lois reflètent en fait une forme antérieure de la loi deutéronomique, qui fonctionnait avec la conception plus ancienne des Israélites comme étrangers résidents plutôt que comme esclaves en Égypte.

Habiter ou séjourner en Égypte dans les récits de la Torah

Des vestiges d’un récit dans lequel les Israélites étaient des étrangers résidents se trouvent insérés dans le récit de l’expérience égyptienne d’Israël dans l’Éxode. David Daube (1909-1999) d’Oxford et de l’Université de Berkeley a noté11 que la déclaration sommaire sur le temps d’Israël en Égypte parle seulement d’Israël habitant en Égypte :

שמות יב: מ

וּמוֹשַׁב בְּנֵי יִשְׂרָאֵל אֲשֶׁר יָשְׁבוּ בְּמִצְרָיִם שְׁלֹשִׁים שָׁנָה וְאַרְבַּע מֵאוֹת שָׁנָה

Éxode 12: 40

La [durée de l’]habitation des enfants d’Israël, pendant laquelle ils habitèrent en Égypte, fut de quatre cent trente ans.

Ici, la racine est י.ש.ב « habiter » au lieu de ג.ו.ר « séjourner », mais le verset décrit de façon similaire le temps d’Israël en Égypte sans référence à la dureté de l’esclavage. En effet, lorsque les frères de Joseph viennent en Égypte, ils demandent à Pharaon de leur permettre d' »habiter » et de « séjourner » dans le pays de Goshen12 :

בראשית מז: ד

וַיֹּאמְרוּ אֶל פַּרְעֹה לָגוּר בָּאָרֶץ בָּאנוּ כִּי אֵין מִרְעֶה לַצֹּאן אֲשֶׁר לַעֲבָדֶיךָ כִּי כָבֵד הָרָעָב בְּאֶרֶץ כְּנָעַן וְעַתָּה יֵשְׁבוּ נָא עֲבָדֶיךָ בְּאֶרֶץ גֹּשֶׁן

Genèse 47: 4

Ils dirent à Pharaon : « Nous sommes venus pour séjourner dans ce pays, car il n’y a pas de pâturage pour les troupeaux de tes serviteurs, la famine étant sévère au pays de Canaan. Permets donc à tes serviteurs d’habiter dans la région de Goshen. »

Lorsqu’on lit ces versets ensemble, le séjour d’Israël en Égypte est décrit comme une « habitation » du début à la fin. Cela contraste, pourrait-on ajouter, avec ce qui est dit dans l’Alliance entre les Parties (ברית בין הבתרים), lorsque Dieu annonce à Avraham que Israël sera en Égypte pendant quatre cents ans, incluant à la fois le « séjour » et « l’esclavage oppressif » :

בראשית טו: יג

וַיֹּאמֶר לְאַבְרָם יָדֹעַ תֵּדַע כִּי גֵר יִהְיֶה זַרְעֲךָ בְּאֶרֶץ לֹא לָהֶם וַעֲבָדוּם וְעִנּוּ אֹתָם אַרְבַּע מֵאוֹת שָׁנָה

Genèse 15: 13

Et Il dit à Avraham : « Sache bien que ta postérité sera étrangère résidente dans un pays qui ne sera pas à elle ; on les asservira et on les opprimera pendant quatre cents ans. »

Cette combinaison est unique à ce passage et est probablement un indicateur de sa tardiveté. Le fait que le passage de l’Éxode n’ait pas fait référence au séjour d’Israël en Égypte en termes d’esclavage n’est probablement pas insignifiant.

Un autre passage qui contredit la représentation d’Israël comme esclave en Égypte est l’ordre de l’Éternel aux Hébreux d’emprunter des objets aux Égyptiens :

שמות ג: כב

וְשָׁאֲלָה אִשָּׁה מִשְּׁכֶנְתָּהּ וּמִגָּרַת בֵּיתָהּ כְּלֵי כֶסֶף וּכְלֵי זָהָב וּשְׂמָלֹת וְשַׂמְתֶּם עַל בְּנֵיכֶם וְעַל בְּנֹתֵיכֶם וְנִצַּלְתֶּם אֶת מִצְרָיִם

Éxode 3: 22

Chaque femme demandera à sa voisine et à celle qui loge dans sa maison des objets d’argent, des objets d’or et des vêtements ; vous les mettrez sur vos fils et vos filles, et vous dépouillerez ainsi les Égyptiens.

Non seulement les femmes égyptiennes sont les voisines de ces femmes israélites « esclaves », mais les Israélites ont même des Égyptiens qui logent dans leurs maisons ! Ce verset est incompatible avec la conception des Israélites comme esclaves.

Un récit de conquête

La référence à Israël quittant l’Égypte armé ne correspond pas à la conception d’Israël comme esclave, et indique à quoi pouvait ressembler l’ancienne histoire des Hébreux étrangers résidents quittant l’Égypte : « Et les enfants d’Israël montèrent en armes hors du pays d’Égypte »13.

Le récit de la traversée de la mer présente les Hébreux comme totalement impuissants, et ne semble guère envisager la possibilité qu’ils combattent contre les Égyptiens qui approchent. De plus, le récit n’explique jamais comment des esclaves ont pu se procurer des armes14.

Pour expliquer la référence à Israël armé, Samuel E. Loewenstamm15 note que seuls les hommes en âge de combattre sont comptés dans la liste du nombre des Hébreux ayant quitté l’Égypte et qu’ils sont sont désignés comme צִבְאוֹת יְ־הוָה, « l’armée de l’Éternel »16. Il soutient que cette représentation est le résultat d’un modèle littéraire.

De ces passages émerge l’image d’un groupe ethnique qui a migré de son ancien lieu d’habitation pour conquérir une nouvelle patrie. Le fait que leur intention était de conquérir détermine le caractère unique du récit biblique de leur migration, dans lequel ils sont dépeints comme des guerriers, et donc comme armés.

Loewenstamm fait référence au récit parallèle des Danites ayant quitté la côte méditerranéenne pour monter en Galilée afin de conquérir un territoire et s’y installer :

שופטים יח: יא-יב

וַיִּסְעוּ מִשָּׁם מִמִּשְׁפַּחַת הַדָּנִי מִצָּרְעָה וּמֵאֶשְׁתָּאֹל שֵׁשׁ מֵאוֹת אִישׁ חָגוּר כְּלֵי מִלְחָמָה: וַיַּעֲלוּ וַיַּחֲנוּ בְּקִרְיַת יְעָרִים בִּיהוּדָה

Juges 18: 11-2

Six cents hommes de la famille des Danites partirent de là, de Tsora et d’Eshtaol, munis d’armes de guerre. Ils montèrent et campèrent à Kiryath-Yearim en Juda…

Suivant ce modèle, l’Éxode dépeint les Hébreux comme des migrants armés cherchant un nouveau territoire17. Et pourtant, Loewenstamm a du mal à expliquer pourquoi l’auteur a ressenti le besoin de les présenter ainsi : « Ce modèle, cependant, ne s’accorde pas avec l’histoire plus ancienne qui ne peut pas expliquer comment les Israélites ont obtenu leurs armes. »18

Loewenstamm pense que la tension dans le récit, où des esclaves opprimés sont soudainement transformés en guerriers armés sans aucune explication, est le résultat secondaire de la décision que prend l’auteur d’adopter un modèle littéraire fixe, même s’il est discordant avec l’histoire de base qu’il essaie de raconter. Il est plus probable, cependant, que cette image d’un Israël armé fasse partie de la tradition antérieure, selon laquelle les Israélites étaient des étrangers résidents plutôt que des esclaves19.

On peut noter en outre que l’expression « ils montèrent en armes » dans Éxode 13:18 implique que les Israélites ont initié l’éxode. Cela concorde avec le premier chapitre de l’Éxode :

שמות א: ט-י

וַיֹּאמֶר אֶל עַמּוֹ הִנֵּה עַם בְּנֵי יִשְׂרָאֵל רַב וְעָצוּם מִמֶּנּוּ: הָבָה נִתְחַכְּמָה לוֹ פֶּן יִרְבֶּה וְהָיָה כִּי תִקְרֶאנָה מִלְחָמָה וְנוֹסַף גַּם הוּא עַל שֹׂנְאֵינוּ וְנִלְחַם בָּנוּ וְעָלָה מִן הָאָרֶץ

Éxode 1: 9-10

Il dit à son peuple : « Voici, le peuple des enfants d’Israël est plus nombreux et plus puissant que nous. Allons, usons d’habileté avec lui, de peur qu’il ne se multiplie, et que, s’il survient une guerre, il ne se joigne aussi à nos ennemis, ne combatte contre nous et ne monte hors du pays. »

Cette représentation d’Israël comme un ennemi dangereux peut être une autre relique d’une tradition ancienne et variante concernant le séjour d’Israël en Égypte20.

Tant le discours du roi d’Égypte au peuple que le verset sur le départ armé d’Israël utilisent le verbe ע.ל.ה, « monter ». C’est le même verbe utilisé dans l’histoire de la conquête de Laïsh par les Danites dans le nord, et c’est le terme typique utilisé dans la Bible pour désigner un peuple qui cherche à s’installer dans un autre pays.

« Monter » ou « Sortir » ?

Dans une importante étude de 1965, le bibliste néerlandais John Wijngaards a noté que, bien que la plupart des textes bibliques se réfèrent à la façon dont Dieu a fait « sortir » (הוציא, de la racine י.צ.א) Israël d’Égypte, certains disent que Dieu a fait « monter » (העלה, de la racine ע.ל.ה) Israël d’Égypte21. Il a également observé que la formule « faire sortir » met l’accent sur la libération de l’esclavage et de la captivité, et est généralement utilisée avec les expressions מבית עבדים « de la maison d’esclavage » et/ou ביד חזקה « d’une main forte », comme on le voit, par exemple, dans le texte suivant :

שמות יג: ג

וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה אֶל הָעָם זָכוֹר אֶת הַיּוֹם הַזֶּה אֲשֶׁר יְצָאתֶם מִמִּצְרַיִם מִבֵּית עֲבָדִים כִּי בְּחֹזֶק יָד הוֹצִיא יְ־הֹוָה אֶתְכֶם מִזֶּה

Éxode 13: 3

Et Moïse dit au peuple : « Souvenez-vous de ce jour où vous êtes sortis d’Égypte, de la maison de servitude, comment l’Éternel vous en a fait sortir par sa main puissante… »

En revanche, la formule « faire monter » met l’accent sur le voyage et la destination finale, et dit peu sur l’expérience d’Israël en Égypte ou sur la façon dont ils sont partis :

עמוס ב: י

וְאָנֹכִי הֶעֱלֵיתִי אֶתְכֶם מֵאֶרֶץ מִצְרָיִם וָאוֹלֵךְ אֶתְכֶם בַּמִּדְבָּר אַרְבָּעִים שָׁנָה לָרֶשֶׁת אֶת אֶרֶץ הָאֱמֹרִי

Amos 2: 10

Et moi, je vous ai fait monter du pays d’Égypte, et je vous ai conduits quarante ans dans le désert, pour vous faire posséder le pays de l’Amorite !

ירמיה ב: ו-ז

וְלֹא אָמְרוּ אַיֵּה יְ־הוָה הַמַּעֲלֶה אֹתָנוּ מֵאֶרֶץ מִצְרָיִם הַמּוֹלִיךְ אֹתָנוּ בַּמִּדְבָּר בְּאֶרֶץ עֲרָבָה וְשׁוּחָה בְּאֶרֶץ צִיָּה וְצַלְמָוֶת בְּאֶרֶץ לֹא עָבַר בָּהּ אִישׁ וְלֹא יָשַׁב אָדָם שָׁם: וָאָבִיא אֶתְכֶם אֶל אֶרֶץ הַכַּרְמֶל לֶאֱכֹל פִּרְיָהּ וְטוּבָהּ.

Jérémie 2: 6-7

Ils ne se sont jamais demandé : « Où est l’Éternel, qui nous a fait monter du pays d’Égypte, qui nous a conduits dans le désert, dans une terre de désolation et de gouffres, une terre de sécheresse et d’obscurité, une terre que nul homme n’avait traversée, où aucun être humain n’avait habité ? » Je vous ai amenés dans ce pays fertile pour jouir de ses fruits et de ses richesses…

Ces textes n’impliquent pas que le séjour d’Israël en Égypte ait été particulièrement dur ou que Dieu ait dû accomplir de puissants miracles pour les libérer. Amos, par exemple, décrit l’apparition d’Israël dans le pays aux côtés d’autres nations migrantes :

עמוס ט: ז

הֲלוֹא אֶת יִשְׂרָאֵל הֶעֱלֵיתִי מֵאֶרֶץ מִצְרַיִם וּפְלִשְׁתִּיִּים מִכַּפְתּוֹר וַאֲרָם מִקִּיר

Amos 9: 7

N’est-il pas vrai que j’ai fait monter Israël du pays d’Égypte, mais aussi les Philistins de Caphtor et les Araméens de Kir ?

Amos n’implique certainement pas que les Philistins vivaient en esclavage à Caphtor ou que les Araméens vivaient en esclavage à Kir jusqu’à ce que Dieu fasse peser sa main puissante contre leurs maîtres. Il en va probablement de même pour Israël. Ce que le terme « monter » implique, c’est que la grâce de Dieu est manifeste dans l’établissement des migrants sur un nouveau territoire.

Comment le concept d’esclavage s’est développé

La formule antérieure, « monter », reflète un récit d’éxode centré sur l’installation dans le pays de Canaan. Dans cette version de la tradition de l’éxode, l’Égypte était le lieu où les Hébreux vivaient comme des étrangers sans terre, mais pas comme des travailleurs asservis. Et le grand acte de bonté divine – que les Hébreux sont commandés de se rappeler – était qu’ils avaient commencé comme des étrangers sans terre, et que Dieu les avait conduits et leur avait donné une terre à eux.

À une période ultérieure de l’histoire d’Israël, peut-être après la chute du Royaume du Nord, la perte de souveraineté territoriale, et l’exil de nombreux Israélites, l’idée que la grâce divine se manifeste dans le don de la terre n’était plus suffisante comme base pour l’alliance.

Si nous sommes devenus redevables à Dieu parce qu’Il nous a transformés d’étrangers sans terre en Égypte en propriétaires terriens en Israël, nous ne devrions plus être tenus à un tel Dieu. Israël avait donc besoin de réimaginer son récit d’origine comme quelque chose qui pourrait avoir une signification même pour un peuple sans terre ou dominé. Un tel message est devenu doublement important après la chute du règne de Juda, après laquelle Juda a également perdu le contrôle de son propre territoire et de nombreux Judéens ont été exilés à Babylone.

Ainsi, un nouveau motif a été développé pour maintenir la pertinence de la tradition égyptienne. L’histoire de l’éxode n’est plus le récit de comment Israël a migré d’Égypte, où ils étaient des migrants, vers Canaan, où ils se sont installés et en ont fait leur propre terre. Plutôt, l’accent est devenu l’éxode d’Égypte lui-même, qui a pris le caractère d’un sauvetage miraculeux d’un régime oppressif et cruel.

Dans cette version, Israël n’a réussi à quitter l’Égypte qu’en raison de la main forte et des prodiges puissants de Dieu, et pour cela, il Lui est à jamais redevable. Si les Hébreux ne pouvaient plus dire « nous sommes maintenant un peuple indépendant, vivant sur notre propre terre », ils pouvaient au moins dire « nous étions autrefois esclaves de Pharaon en Égypte, mais Dieu nous a libérés de là avec une main puissante. »

Cet article a été publié en anglais sur le site thetorah.com. Nous rémercions la rédaction de nous avoir accordé l’opportunité de traduire et publier l’article an français.

  1. Le terme guer n’a jamais la signification de « converti » dans la Bible, comme il l’aura ensuite dans la littérature rabbinique. Voir l’article d’Ishay Rosen-Zvi, “In the Torah, Is the Ger Ever a Convert?” TheTorah 2019. ↩︎
  2. Genèse 23:4. ↩︎
  3. Genèse 20:15, 21:34, 26:6, 29–31. ↩︎
  4. La même raison est donnée pour l’injonction de laisser aux pauvres une partie de la récolte, voir Deut. 24:22. ↩︎
  5. Dans le livre de l’Exode, ndt ↩︎
  6. Éxode 20:11. ↩︎
  7. Deutéronome 5:15. ↩︎
  8. Pour une analyse des différences entre les lois du livre de l’Éxode et celui du Deutéronome concernant l’esclave hébreu, voir Zev Farber, “The Hebrew Slave: Exodus, Leviticus, and Deuteronomy,” TheTorah 2015 ; Aaron Koller, “The Hebrew Slave: Reading the Law Collections as Complementary,” TheTorah 2015. ↩︎
  9. Pour d’autres exemples dans lesquels le noyau ancien de la loi deutéronomique a été révisé pour s’adapter à de nouvelles conceptions, voir Yigal Levin and Parry Moshe, “Deuteronomy’s Justice System: Real and Ideal,” TheTorah 2015. ↩︎
  10. Mordechai Cogan, « The Other Egypt : A Welcome Asylum », dans Texts, Temples and Traditions – A Tribute to Menahem Haran, 1996, voit dans l’attitude d’Israël à l’égard de l’Égypte exprimée ici un adoucissement vers son ancien oppresseur, et suppose que les réalités historiques ultérieures ont obligé Israël à dépasser les stéréotypes antérieurs. ↩︎
  11. David Daube, The Exodus Pattern in the Bible, London 1963. ↩︎
  12. Bien qu’ils se désignent ici comme עבדים « serviteurs », le sens implicite est qu’ils souhaitent être soumis au pharaon, comme les autres Égyptiens, et non qu’ils s’offrent comme esclaves. עבד peut signifier à la fois « esclave » et « sujet ». Par exemple, lorsque Jacob se qualifie de « serviteur » d’Ésaü (Gén. 33:14) et feint l’intention de le rejoindre à Séir, il ne s’offre certainement pas à Ésaü comme un esclave, mais tout au plus comme son sujet. Il est également possible que les enfants d’Israël aient été considérés comme des serfs sans terre qui fournissaient un pourcentage de leur production au roi (contra Gén. 47:27). Il est également possible qu’ils aient été considérés comme des travailleurs à gages recevant un salaire journalier. Dans Job 7:2, le שכיר (employé) est également désigné par le terme עבד. ↩︎
  13. Éxode 13:18. ↩︎
  14. Par ailleurs, le peuple d’Israël est autorisé à quitter l’Égypte sous prétexte d’une fête dans le désert ; le port d’armes n’a pas sa place dans ce contexte. ↩︎
  15. Samuel E. Loewenstamm, The Evolution of the Exodus Tradition, Jerusalem 1992, pp. 225–232. ↩︎
  16. Éxode 12:41. ↩︎
  17. Sur le parallèle entre le modèle de l’Éxode-Conquête et la migration danite, voir Abraham Malamat, « The Danite Migration and the Pan-Israelite Exodus-Conquest : A Biblical Narrative Pattern«  dans A. Malamat, History of Biblical Israel : Major Problems and Minor Issues, 2001, pp. 171-185. ↩︎
  18. S.E. Loewenstamm, Tradition of the Exodus, p. 232. ↩︎
  19. Le passage suivant est aussi très difficile à comprendre à la lumière de la tradition selon laquelle Moïse lui-même a accompli des miracles stupéfiants lors des 10 plaies : « Moïse dit : Le peuple qui est avec moi compte six cent mille hommes et tu dis : Je leur donnerai de la viande pour un mois entier. Pourrait-on abattre suffisamment de troupeaux pour les rassasier ? Ou bien pourrait-on rassembler pour eux tous les poissons de la mer pour les rassasier ? » Nombres 11:21. ↩︎
  20. Tzemah Yoreh, dans “Behind the Iron Curtain in Egypt: Oppressed but not Enslaved,” TheTorah 2022, soutient que Pharaon se réfère ici à l’ordre donné aux sages-femmes de tuer les bébés Hébreux, et que l’esclavage ne faisait pas partie de cette première version de l’histoire. ↩︎
  21. John Wijngaards, “הוציא and העלה: A Twofold Approach to the Exodus” in Vetus Testamentum 15 1965:91–102. ↩︎