Le Omer est la période de 50 jours entre Pessah et Shavouot, pendant laquelle… on compte les jours. Il est considéré comme un temps de deuil ou de presque-deuil, à cause d’événements tragiques arrivés aux Juifs pendant cette période au fil du temps. À commencer par les massacres des communautés de Spire, Worms et Mayence en mai 1096 par les Croisés, qui ont laissé une marque très forte dans les communautés ashkénazes. On lit d’ailleurs tous les Shabbat, et en particulier les Shabbat des mois de Sivan et Iyar, un texte qui y fait référence : אָב הָרַחֲמִים שׁוֹכֵן מְרוֹמִים / Père de miséricorde qui réside dans les hauteurs1.

Avec le temps, l’usage populaire a lié ces jours à la mort des élèves de Rabbi Akiva. Et nous observons plusieurs coutumes, liées à l’aspect corporel et donc visibles à l’extérieur : on ne se rase pas, on n’écoute pas de musique, on ne se marie pas, etc. Pourtant, on a très peu de traces de cet événement dans la littérature talmudique. Une première source midrashique nous dit :

בראשית רבה לא:ג

שְׁנֵים עָשָׂר אָלֶף זוּגות תַּלְמִידִים הָיוּ לוֹ לְר’ עֲקִיבָה מִגְּבָת ועַד אַנְטִיפטריס, וְכוּלהון מֵתוּ בְּפֶרֶק אֶחָד, למה שהיתה עינהם צרה אילו באילו.

Bereshit Rabba [Theodor Albeck], 31:3 p. 660

Rabbi Akiva avait 12 000 paires d’étudiants de Gvat à Antipater et ils moururent tous à la même période. Pourquoi ? Car ils voyaient l’un l’autre d’un œil étroit.

Antipater c’est Tel Afek, à la frontière Nord de la Judée ; Gvat se trouve probablement au sud, sans qu’on sache l’identifier aujourd’hui. Le texte indique donc que Rabbi Akiva avait 12 000 paires d’étudiants du nord au sud de la province de Judée. Mais que signifie se regarder d’un œil étroit/ שהיתה עינהם צרה אילו באילו ?

Le Talmud de Babylone nous offre une version parallèle de ce texte :

יבמות סב-ב

אָמְרוּ: שְׁנֵים עָשָׂר אָלֶף זוּגִים תַּלְמִידִים הָיוּ לוֹ לְרַבִּי עֲקִיבָא מִגְּבָת עַד אַנְטִיפְרַס, וְכוּלָּן מֵתוּ בְּפֶרֶק אֶחָד, מִפְּנֵי שֶׁלֹּא נָהֲגוּ כָּבוֹד זֶה לָזֶה. […]תָּנָא, כּוּלָּם מֵתוּ מִפֶּסַח וְעַד עֲצֶרֶת

TB Yevamot 62b

Ils ont dit : Rabbi Akiva avait 12 000 paires d’étudiants de Gvat à Antipater et ils moururent tous à la même période, car ils ne se respectaient pas les uns les autres. […] On enseigne : ils moururent tous entre Pessah et Atseret.

Il semble donc que la formule “avoir l’œil étroit” signifie ne pas se respecter mutuellement. Le Talmud ajoute une nouvelle information : l’évènement se serait passé entre Pessah et Atseret (le nom de la fête de Shavouot dans la littérature rabbinique).

Mais dans la Torah et les textes rabbiniques antérieurs, la période du Omer n’a absolument rien à voir avec le deuil, avec une myriade d’élèves disparus ou des massacres commis sur des Juifs. Revenons au chapitre 23 du Lévitique :

ויקרא כג:ט-יד

 וַיְדַבֵּר יְהוָה אֶל מֹשֶׁה לֵּאמֹר: דַּבֵּר אֶל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל וְאָמַרְתָּ אֲלֵהֶם כִּי תָבֹאוּ אֶל הָאָרֶץ אֲשֶׁר אֲנִי נֹתֵן לָכֶם וּקְצַרְתֶּם אֶת קְצִירָהּ וַהֲבֵאתֶם אֶת עֹמֶר רֵאשִׁית קְצִירְכֶם אֶל הַכֹּהֵן: וְהֵנִיף אֶת הָעֹמֶר לִפְנֵי יְהוָה לִרְצֹנְכֶם מִמָּחֳרַת הַשַּׁבָּת יְנִיפֶנּוּ הַכֹּהֵן: וַעֲשִׂיתֶם בְּיוֹם הֲנִיפְכֶם אֶת הָעֹמֶר כֶּבֶשׂ תָּמִים בֶּן שְׁנָתוֹ לְעֹלָה לַיהוָה: וּמִנְחָתוֹ שְׁנֵי עֶשְׂרֹנִים סֹלֶת בְּלוּלָה בַשֶּׁמֶן אִשֶּׁה לַיהוָה רֵיחַ נִיחֹחַ וְנִסְכֹּה יַיִן רְבִיעִת הַהִין: וְלֶחֶם וְקָלִי וְכַרְמֶל לֹא תֹאכְלוּ עַד עֶצֶם הַיּוֹם הַזֶּה עַד הֲבִיאֲכֶם אֶת קָרְבַּן אֱלֹהֵיכֶם חֻקַּת עוֹלָם לְדֹרֹתֵיכֶם בְּכֹל מֹשְׁבֹתֵיכֶם:

Lévitique 23:9-14

L’Eternel parla à Moïse, et dit : Parle aux enfants d’Israël et tu leur diras : Quand vous serez entrés dans le pays que Je vous donne, et que vous y ferez la moisson, vous apporterez au prêtre le Omer des prémices de votre moisson. Il agitera le Omer devant l’Eternel, afin qu’il soit agréé : le prêtre l’agitera le lendemain du Shabbat. Le jour où vous agiterez le Omer, vous offrirez en holocauste à l’Eternel un agneau d’un an sans défaut ; vous y joindrez une offrande de deux dixièmes de fleur de farine pétrie à l’huile, comme offrande consumée par le feu, d’une agréable odeur à l’Eternel ; et vous ferez une libation d’un quart de Hin de vin. Vous ne mangerez ni pain, ni épis grillés ou frais, jusqu’au jour même où vous apporterez l’offrande à votre Dieu. C’est une loi perpétuelle pour vos descendants, dans tous les lieux où vous habiterez.

D’après ce texte, le Omer est quelque chose qu’on agite, et qui définit les prémices de votre récolte/ ראשית קצירכם. Le même mot se retrouve plus tôt dans le texte de l’Exode2, à propos de la manne : chacun doit prendre un Omer de manne chaque jour, sauf le vendredi où il faut en prendre deux, et le Omer est un dixième de Epha/ והעומר עשירית האיפה הוא.

Le Omer “des prémices de votre moisson” est donc une unité de volume : c’est la quantité journalière minimale de nourriture pour une personne, et par conséquent la quantité minimale d’offrande végétale qu’on apporte au Temple ; entre 1 kg et 2.5 kg de farine par jour.

Mais qu’est-ce qu’on apporte en pratique au prêtre ? Dans le livre de l’Exode, lors de la description de la plaie de la grêle qui frappe l’Égypte, se trouve un verset étonnant, qui donne des informations cruciales sur la réalité agricole du Moyen-Orient :

שמות ט:לא-לב

לא וְהַפִּשְׁתָּה וְהַשְּׂעֹרָה נֻכָּתָה כִּי הַשְּׂעֹרָה אָבִיב וְהַפִּשְׁתָּה גִּבְעֹל: לב וְהַחִטָּה וְהַכֻּסֶּמֶת לֹא נֻכּוּ כִּי אֲפִילֹת הֵנָּה:

Exode 9:31-32

Le lin et l’orge avaient été frappés, parce que l’orge était verte et que c’était la floraison du lin ; le blé et l’épeautre n’avaient point été frappés, car ils sont tardifs.

Le mot hébreu pour dire « vert » est אביב. Aviv vient du mot אב, qui signifie une plante verte et fraîche. Dans Shir haShirim3 on a la formulation Je suis descendu à la noiseraie pour voir les bourgeons de la vallée/ אֶל גִּנַּת אֱגוֹז יָרַדְתִּי לִרְאוֹת בְּאִבֵּי הַנָּחַל. Les איבי הנחל sont des plantes vertes et douces qui se trouvent sur les berges des rivières. La racine אב »ב est d’ailleurs commune à beaucoup de langues sémitiques, comme en Amharit, où אַבֶּבָּה signifie fleur (la capitale d’Éthiopie Addis Abäba se traduit par “fleur nouvelle”).

Le texte de l’Exode nous dit donc qu’au moment de la grêle, l’orge était vert et le blé n’avait pas encore poussé. Ceci veut dire que la première production céréalière des régions du Moyen-Orient est l’orge et non pas le blé. Et donc le Omer des prémices de notre récolte est une offrande d’orge. Le pain d’orge est, dans le monde entier, le pain du pauvre/ לחם עוני, ou le pain des animaux. L’orge étant faible en gluten, les pains faits avec cette farine lèvent peu et sont plats. Le plus souvent on utilise l’orge pour faire des bouillies ou des boissons, de la bière par exemple.

Si on retourne à nos versets du Lévitique, le Omer est une offrande de farine d’orge faite au Temple ממחרת השבת / au lendemain du jour de repos. Ce moment a été compris par la littérature rabbinique comme le lendemain de Pessah, c’est-à-dire une offrande faite le lendemain du premier jour de la fête de Pessah, le premier jour de Hol haMoed.

Quelle est la fonction de cette offrande ? Le verset 14 de notre passage dans Lévitique intimait de ne manger ni pain, ni épis grillés ou frais, jusqu’au jour où vous apporterez l’offrande à votre Dieu/ וְלֶחֶם וְקָלִי וְכַרְמֶל … עַד עֶצֶם הַיּוֹם הַזֶּה עַד הֲבִיאֲכֶם אֶת קָרְבַּן אֱלֹהֵיכֶם.

Dans la liste des choses interdites à la consommation on retrouve : du pain, des grains verts grillés – quand les céréales sont coupées vertes, il faut les torréfier afin de séparer le grain du son, l’enveloppe du grain – et des grains frais, tels qu’on les utilise dans une soupe ou autre.

Jusqu’au moment d’apporter l’offrande, la consommation de la nouvelle récolte est interdite : apporter le Omer autorise la consommation de la nouvelle récolte. Imaginez des champs entiers de céréales, tout Emek Haela, Emek Izreel, Emek Hahula, et on n’a pas le droit d’en couper le moindre épi avant d’avoir apporté l’offrande du Omer ! Cette première production céréalière, cet Omer, marque donc le début de la moisson.

Le texte du Lévitique continue ainsi :

ויקרא כג:טו-יז

וּסְפַרְתֶּם לָכֶם מִמָּחֳרַת הַשַּׁבָּת מִיּוֹם הֲבִיאֲכֶם אֶת עֹמֶר הַתְּנוּפָה שֶׁבַע שַׁבָּתוֹת תְּמִימֹת תִּהְיֶינָה: עַד מִמָּחֳרַת הַשַּׁבָּת הַשְּׁבִיעִת תִּסְפְּרוּ חֲמִשִּׁים יוֹם וְהִקְרַבְתֶּם מִנְחָה חֲדָשָׁה לַיהוָה: מִמּוֹשְׁבֹתֵיכֶם תָּבִיאּוּ לֶחֶם תְּנוּפָה שְׁתַּיִם שְׁנֵי עֶשְׂרֹנִים סֹלֶת תִּהְיֶינָה חָמֵץ תֵּאָפֶינָה בִּכּוּרִים לַיהוָה:

Lévitique 23:15-17

Depuis le lendemain du Shabbat, du jour où vous apporterez le Omer à agiter, vous compterez sept semaines entières. Vous compterez cinquante jours jusqu’au lendemain du septième Shabbat ; et vous ferez à l’Eternel une offrande nouvelle. Vous apporterez de vos demeures deux pains à agiter ; ils seront faits avec deux dixièmes de fleur de farine, et cuits avec du levain : ce sont les prémices à l’Eternel.

A partir de l’offrande du Omer des prémices, on compte sept semaines pleines. Il faut souligner que le rapport avec le travail agricole est systématique quand on parle de cette période, comme on voit par exemple dans le livre du Deutéronome :

שִׁבְעָה שָׁבֻעֹת תִּסְפָּר לָךְ מֵהָחֵל חֶרְמֵשׁ בַּקָּמָה תָּחֵל לִסְפֹּר שִׁבְעָה שָׁבֻעוֹת: וְעָשִׂיתָ חַג שָׁבֻעוֹת לַיהוָה אֱלֹהֶיךָ מִסַּת נִדְבַת יָדְךָ אֲשֶׁר תִּתֵּן כַּאֲשֶׁר יְבָרֶכְךָ יְהוָה אֱלֹהֶיךָ:

Deutéronome 16:9-10

Tu compteras sept semaines ; dès que la faucille sera mise dans les blés, tu commenceras à compter sept semaines. Puis tu célébreras la fête des semaines, et tu feras des offrandes volontaires, selon les bénédictions que l’Eternel ton Dieu t’aura accordées.

Après avoir compté 50 jours, c’est Shavouot, la fête des semaines ou la fête des moissons/ חג הקציר. Le texte insiste sur le fait qu’on doit collectivement apporter une nouvelle offrande/ מנחה חדשה. De manière générale, l’offrande de Minha est une offrande végétale, qu’elle provienne des cultures céréalières, des fruits de l’arbre ou de la vigne. La Torah nous dit que l’offrande que l’on apporte à Shavouot :

  • Est nouvelle, c’est à dire de la nouvelle récolte ;
  • Est constituée de deux fois la quantité minimale, שני עשרונים et non pas עשירית האיפה comme pour la première offrande.
  • Est apportée sous forme de pain levé, חָמֵץ תֵּאָפֶינָה. C’est un détail important car à part cette offrande, il est strictement interdit d’apporter du pain levé au Temple ;
  • Constitue la première récolte de quelque chose, offerte à Dieu /ביכורים לה.

La nouvelle offrande est constituée de deux pains levés, ce qui signifie qu’ils sont faits de blé : on peut donc en conclure que la période de 50 jours est la période entre la moisson de l’orge et celle du blé. Ou, dit autrement, entre le début et la fin de la moisson.

Pourquoi s’applique-t-on de façon tellement scrupuleuse à compter cette période ? Un Midrash nous raconte :

ויקרא רבה כח

אמר ר’ אלעזר: כתוב: ולא אמרו בלבבם נירא נא את ה’ א-להינו הנותן גשם יורה ומלקוש בעתו, זו נתונה, עכשיו אין אתה צריך לו (יותר)? זהו שכתוב: שבועות חוקות קציר ישמור לנו- ישמור לנו מן השרב ישמור לנו מן טללים רעים. ואלו הן שבע שבתות שבין פסח לעצרת.

Vaykra Rabba 28

Rabbi Eleazar a dit : Il est écrit : “Ils n’ont pas dit dans leur cœur : craignons l’Eternel, notre Dieu, qui donne la pluie en son temps, la pluie de la première et de l’arrière saison”, car elle est donnée et maintenant n’as-tu plus besoin de Lui ? C’est pour ça qu’il est écrit : “Qu’Il nous préserve les semaines destinées à la moisson” – qu’Il nous préserve de la chaleur, qu’il nous préserve des mauvaises pluies. Et ce sont les sept semaines entre Pessah et Atseret.

Il existe d’autres versions de ce texte (par exemple dans le Pesikta deRav Kahana), où les mauvaises pluies sont remplacées par les vents durs/ הרוחות הקשות. L’idée est la même : à la fin de la saison des pluies, on pourrait croire que la récolte est assurée, et qu’il ne sert plus à rien de prier. Ceci n’est pas le cas, car il y a un risque énorme qu’il arrive quelque chose aux cultures, le vent qui assèche, la pluie qui pourrit, les insectes qui mangent. Énormément de midrashim d’Israël, mais aussi de commentaires (par exemple le Sforno) décrivent la période du Omer comme une période agricole tendue, entre un déluge qui peut détruire les récoltes et un pic de chaleur qui peut les brûler.

Le Midrash est tout à fait conscient que la tension est moindre qu’à Soukkot, au moment où on attend la pluie. Mais précisément parce que la récolte est quasi assurée, il y a un commandement d’être particulièrement attentif à ce qui se passe pendant ces sept semaines, et de compter, jour après jour.

היום 578 ימים שהם 23 ימים, שהם שלושה שבועות ושני ימים לעומר. הרחמן הוא יחזיר לנו אותן ואותם למקומם במהרה בימינו. אמן

Aujourd’hui ce sont 578 jours, qui sont vingt-trois jours, qui sont trois semaines et deux jours du Omer. Que le Miséricordieux nous les fasse toutes et tous revenir chez eux rapidement. Amen

  1. Voir ici pour le texte de la prière. ↩︎
  2. Exode 16:36. ↩︎
  3. Cantique des Cantiques, 6:11. ↩︎