En 1943, plusieurs millions de Bengalis meurent de faim. Ce n’est pas une catastrophe naturelle mais une décision militaire. Churchill, allié de la France qu’on présente volontiers en héros, détourne les denrées indiennes pour nourrir les soldats britanniques. En pleine guerre contre les nazis, alors qu’il mène le combat le plus juste de son temps, il laisse une population civile mourir de faim. Ici, la famine est stratégie, outil rationnel de gestion des ressources. En est-elle davantage tolérable ? Davantage supportable d’un point de vue moral ?1 

1. Siège et famine

Dans l’Antiquité, lorsqu’une armée ne parvenait pas à conquérir une ville, elle l’assiégeait. Un siège peut durer des mois, parfois des années. Le but est d’épuiser la population par la famine et la maladie jusqu’à la capitulation ou la percée des murailles. Aucune distinction n’est faite entre soldats et civils.

Le siège s’accompagne presque toujours d’un déplacement massif de populations. Les habitants des campagnes, plus vulnérables aux assauts militaires, trouvent refuge dans les villes, de sorte que les villes assiégées sont souvent surpeuplées.  Rien ni personne n’entre, ni ne sort : ni armes, ni nourriture, ni eau. On ne peut plus s’occuper des cultures ni du bétail, car pour cela il faudrait sortir de la ville. Quand les provisions s’épuisent, l’horreur s’installe.

איכא א:כ

מִחוּץ שִׁכְּלָה חֶרֶב בַּבַּיִת כַּמָּוֶת.

Eikha 1:20

Au dehors l’épée fait des ravages, au dedans la mort.

La tradition juive conserve le souvenir de nombreux sièges, et notamment de celui de Jérusalem, par les Babyloniens, en 586 avant notre ère. Le livre des Lamentations, מגילת איכה, décrit la famine atroce causée par le siège. La famine dont les victimes les plus vulnérables sont, bien entendu, les enfants. 

איכא ב: יא-יב

כָּלוּ בַדְּמָעוֹת עֵינַי, חֳמַרְמְרוּ מֵעַי נִשְׁפַּךְ לָאָרֶץ כְּבֵדִי, עַל שֶׁבֶר בַּת עַמִּי. בֵּעָטֵף עוֹלֵל וְיוֹנֵק בִּרְחֹבוֹת קִרְיָה. לְאִמֹּתָם יֹאמְרוּ אַיֵּה דָּגָן וָיָיִן, בְּהִתְעַטְּפָם כֶּחָלָל בִּרְחֹבוֹת עִיר בְּהִשְׁתַּפֵּךְ נַפְשָׁם אֶל חֵיק אִמֹּתָם.

Eikha 2:11-12

Mes yeux se consument dans les larmes, mon estomac se retourne, ma bile se répand par terre, à cause de la chute de ma fille – mon peuple, quand les enfants et les nourrissons s’effondrent dans les rues de la ville. Ils disent à leurs mères : “où y a-t-il du pain et du vin?” en s’effondrant sans vie dans les rues de la ville, en rendant l’âme sur le sein de leurs mères.

Les enfants s’évanouissent de faim. Leurs mères, impuissantes, ne peuvent plus les nourrir. L’enfant meurt au sein de sa mère qui n’a plus rien à lui donner, elle aussi tarie. En plus de la douleur affreuse de voir son enfant mourir de faim, elle fait face à la culpabilité de voir son corps incapable de sauver son enfant. 

À mesure que la famine s’aggrave, l’horreur culmine :

איכא ב:כ

רְאֵה יְהוָה וְהַבִּיטָה: לְמִי עוֹלַלְתָּ כֹּה, אִם תֹּאכַלְנָה נָשִׁים פִּרְיָם, עֹלֲלֵי טִפֻּחִים?

Eikha 2:20

Vois, Éternel, les femmes doivent-elles manger leur propre fruit, les enfants dont elles prennent soin ?

De ne pas pouvoir les nourrir, les mères en viennent maintenant à manger leurs enfants morts. Le cannibalisme est un thème qui revient souvent dans les récits de sièges. On en connaît des cas dans l’histoire, même récente, en condition extrême de survie. L’image des mères mangeant les enfants qu’elles ont autrefois allaités, est glaçante. 

Et puis, c’est le silence :

איכא ד:ד

דָּבַק לְשׁוֹן יוֹנֵק אֶל חִכּוֹ בַּצָּמָא, עוֹלָלִים שָׁאֲלוּ לֶחֶם פֹּרֵשׂ אֵין לָהֶם.

Eikha 4:4

La langue du bébé colle à son palais, par la soif. Les enfants demandent du pain, mais personne ne leur en donne.

Plus de cris, plus de larmes. Trop faible pour téter, trop faibles pour pleurer. Mieux vaut tomber par l’épée que mourir de faim2

איכא ד:ט

טוֹבִים הָיוּ חַלְלֵי חֶרֶב מֵחַלְלֵי רָעָב.

Voilà ce qui se passe quand on affame les gens. L’effondrement total de l’humain. Nulle part la réalité n’est plus palpable que dans ces descriptions de la famine.

2. Refuser le pain

Le chapitre 23 du livre de Devarim interdit aux Moabites et aux Ammonites d’entrer dans l’assemblée d’Israël, même à la dixième génération. Pourquoi une exclusion si radicale ?

דברים כג:ה

עַל דְּבַר אֲשֶׁר לֹא קִדְּמוּ אֶתְכֶם בַּלֶּחֶם וּבַמַּיִם בַּדֶּרֶךְ בְּצֵאתְכֶם מִמִּצְרָיִם

Deutéronome 23:5

Parce qu’ils ne vous ont pas accueillis avec du pain et de l’eau sur le chemin quand vous sortiez d’Égypte.

Ils n’ont pas offert de pain à des fugitifs affamés. Ici pas de meurtre, pas de guerre. Un simple refus d’hospitalité. Mais pour la Torah, c’est une faute morale irrémissible. Le refus de nourrir est un geste d’une cruauté si profonde qu’il efface toute possibilité d’intégration future.

Certes, on pourrait dire que les Hébreux n’étaient pas de simples réfugiés mais un peuple en marche, menaçant. Peut-être les Moabites avaient-ils des raisons politiques, sécuritaires, de refuser ? Justement. C’est là que le texte est incisif : même dans un contexte de menace, même face à ton ennemi, tu ne peux pas refuser le pain.

Nourrir est un impératif qui dépasse les clivages. La guerre elle-même n’excuse pas la famine volontaire. Affamer ou refuser de nourrir est hors-jeu.

Amartya Sen l’a montré : la famine est rarement naturelle. Elle naît d’un choix : l’instauration d’une politique de rareté, un refus organisé de distribuer les ressources. Un pain qui aurait pu être donné, et ne l’a pas été. Ce n’est pas seulement une injustice : c’est une négation de l’humain.

3. Donner à manger

Le livre de Samuel est un livre de critique politique. Il présente deux personnages complètement opposés, l’un timide, introverti, Saul. L’autre, c’est David, aimé de tous, charismatique, froid stratège. Le livre montre comment tous deux finissent prisonniers de leur obsession du pouvoir, prêts à tout pour le conserver.

Nous voici aux dernières heures du règne de Saul. À la veille de la bataille contre les Philistins, Saul est seul. Dieu ne lui répond plus, ni par les rêves, ni par les prophètes. Même les morts sont devenus muets : il a lui-même interdit la nécromancie. Mais l’angoisse est plus forte que la loi. Il part à la recherche d’une nécromancienne, la dernière peut-être, à Ein Dor.

Saul se déguise, franchit les lignes, la nuit. La femme ne le reconnaît pas mais sent le danger. Il insiste, jure de ne pas lui nuire. Elle accepte. Saul lui demande de faire monter d’entre les morts le prophète Samuel. 

C’est là que la femme comprend à qui elle a affaire. Elle fait monter Samuel, dans son manteau, ce manteau que sa mère lui avait fait, ce manteau si symbolique.

Il apparaît. Colérique. Inflexible.  Il n’a pas un bon mot, pas un encouragement, pas une once d’empathie. Comme toujours. Il ne sait dire à Saul que ce qu’il a passé sa vie à lui dire : que Dieu ne voulait pas de lui comme roi et qu’il lui reprendrait la royauté pour la donner à quelqu’un d’autre.

שמואל א כח יט

וּמָחָר אַתָּה וּבָנֶיךָ עִמִּי.

I Samuel 28: 19

Demain, toi et tes fils, vous serez avec moi.

Autrement dit: Demain toi et tes fils vous serez morts.

Saul s’effondre. Littéralement. Il tombe, vidé, anéanti.  Un corps sans force face à une voix sans corps. Saul face à Samuel. Samuel finit de faire tomber Saul et il s’en va. 

C’est alors que la femme revient. Elle s’approche, doucement. Elle dit :

שמואל א כח:כב

וְעַתָּה שְׁמַע נָא גַם אַתָּה בְּקוֹל שִׁפְחָתֶךָ

I Samuel 28: 21

J’ai risqué ma vie pour t’écouter. Maintenant, écoute-moi.

On s’attend à ce que dans le jeu des intérêts humains elle dise : je me suis mise en danger pour toi, c’est le moment de payer ta dette. Mais ce n’est pas ce qu’elle lui dit. 

Mange3. Tu as besoin de forces. Pour retourner au camp. Pour affronter demain.

Saul a mis cette femme en danger au moins deux fois, et elle sait qu’elle n’obtiendra rien de lui. Elle sait qu’il mourra demain. Elle ne réclame rien. Ce qui lui importe, c’est qu’un humain a besoin d’aide. Saul refuse. Puis accepte. Elle court, tel Avraham, sacrifier son veau et, telle Sarah, pétrir du pain. Il y a quelque chose de subversif à comparer une sorcière, théoriquement condamnée à mort, à Abraham et Sarah, nos patriarches. 

Ils mangèrent. Puis ils se levèrent, et partirent dans la nuit. 4

Saul va à sa mort. Mais il est debout et, comme par ricochet, empli d’une humanité qu’on lui avait oubliée depuis longtemps.

Cette femme est un personnage complètement secondaire. Femme, sorcière, traquée, elle n’aurait pas dû être vivante après les ordres d’élimination de Saul. Elle vit en dehors de tous les cercles du pouvoir, elle en est même l’ennemie. Le texte la construit comme l’anti-personnage de Saul : lui est roi, elle est marginale ; il incarne le pouvoir, elle n’a même pas de nom ; il est craint, elle est persécutée.

Elle est aussi l’exact opposé de Samuel colérique et glaçant. 

Comme si le texte disait : en dehors des jeux du pouvoir où chacun fait de l’autre l’instrument de ses propres intérêts, la compassion, l’humanité existent.

Cette femme qui n’a pas de nom accomplit l’acte d’humanité le plus pur. Elle donne à manger. Elle ne demande rien. N’espère rien. Ne gagne rien. Elle donne à manger. Parce que c’est ce qu’on fait.

En nourrissant Saul, elle ne le sauve pas seulement, elle se révèle. Figure nue de l’humain : qui sent, compatit, partage. On est humain, pas parce qu’on pense ou qu’on prie, mais parce qu’on tend le pain5.

Et cette scène dit: nourrir est le geste le plus primitif de la compassion. Un bébé qui donne à manger à sa mère, un enfant qui nourrit son chien, une cuisine débordante lors d’un deuil – peu importe ce qui sera mangé ou jeté. Donner à manger est notre premier langage d’humanité. Ce n’est pas seulement maintenir l’autre en vie. C’est lui dire : tu existes.

Cette femme est, de loin, l’être le plus humain de l’histoire, et en fait de tout le livre de Samuel. Donner à manger ne sauve pas seulement l’autre. Donner à manger nous sauve, nous. Donner à manger sauve l’humain en nous.

  1. Merci à Noémie Issan-Benchimol, Gabriel Abensour, David Sabbah, Raphaël Goldberg-Rozen et Sophie Bigot-Goldblum pour leurs relectures et leurs conseils avisés. ↩︎
  2. Eikha 4:9 ↩︎
  3. וְאָשִׂמָה לְפָנֶיךָ פַּת לֶחֶם וֶאֱכוֹל וִיהִי בְךָ כֹּחַ כִּי תֵלֵךְ בַּדָּרֶךְ ↩︎
  4. שמואל א כח:כה: וַיֹּאכֵלוּ וַיָּקֻמוּ וַיֵּלְכוּ בַּלַּיְלָה הַהוּא ↩︎
  5. Rachel Goldberg-Polin “We are not what we say, we are not what we think; and we are not even what we believe…In this life, we are what we do”. Commencement address at Yeshiva University, May 2025 ↩︎