La symbolique du vin versé
La nuit du Seder, tout entière consacrée au récit de la sortie d’Égypte, est ponctuée d’une multitude de symboles qui construisent la mémoire de cet événement autour de la table familiale. Parmi ces symboles, l’habitude de prélever dix gouttes de vin en récitant les dix plaies est, à première vue, un symbole mineur, venant s’ajouter à la longue liste de coutumes étranges et étonnantes destinées à susciter le questionnement et la narration.
Pourtant, à l’inverse d’autres coutumes, qui s’imbriquent l’une dans l’autre pour constituer la signification historique, théologique, éthique et philosophique de la fête de la rédemption, celle-ci sort du cadre narratif d’un récit axé sur la délivrance du peuple d’Israël, et porte un regard différent – « de côté » – un regard qui a ses propres implications morales, théologiques et philosophiques.
Cette coutume de verser du vin au moment des dix plaies est une coutume ancienne, à laquelle de nombreuses significations ont été données. Elle se rattache à un autre précepte de la fête de Pessah, celui de ne réciter, les six derniers jours de Pessah, que la version courte du Hallel. Voici l’interprétation du Midrash Yalkut Shimoni :
Autre explication : car les Égyptiens y sont morts. De même, tu verras que les sept jours de la fête [de Souccot], on dit le Hallel [entier], mais à Pessah on ne lit le Hallel [entier] que le premier jour. Pourquoi ? Parce que le verset dit : “Lorsque ton ennemi tombe, ne te réjouis point ; s’il succombe, que ton cœur ne jubile pas !” (Proverbes 24:17)
En dépit de la joie individuelle et nationale, ces deux coutumes manifestent un moment de tristesse et de retenue, face au sort des Égyptiens. Il est possible de les interpréter comme une interdiction générale de se réjouir du sort de notre ennemi. Face à un sentiment humain naturel (“ton cœur”, dit le verset) – la joie du destin soudainement inversé de l’esclave et de son maître, l’un quittant la servitude et l’autre puni pour sa cruauté – elles nous incitent à nous élever au-delà de la réaction instinctive, immédiate, de la joie face au sort des méchants. Si tel était l’enseignement de ces deux coutumes, il y aurait là une leçon importante, mais il me semble qu’elles contiennent une signification qui dépasse cette leçon morale.
Douleur divine
Une autre source de la coutume de dire le Hallel court à Pessah en dehors du premier jour se trouve dans le traité Meguila :
וְאָמַר רַבִּי יוֹחָנָן, מַאי דִּכְתִיב: ״וְלֹא קָרַב זֶה אֶל זֶה כׇּל הַלָּיְלָה״ — בִּקְּשׁוּ מַלְאֲכֵי הַשָּׁרֵת לוֹמַר שִׁירָה, אָמַר הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא: מַעֲשֵׂה יָדַי טוֹבְעִין בַּיָּם, וְאַתֶּם אוֹמְרִים שִׁירָה? אָמַר רַבִּי אֶלְעָזָר: הוּא אֵינוֹ שָׂשׂ, אֲבָל אֲחֵרִים מֵשִׂישׂ. וְדַיְקָא נָמֵי, דִּכְתִיב: ״כֵּן יָשִׂישׂ״, וְלָא כְּתִיב ״יָשׂוּשׂ״. שְׁמַע מִינַּה
Et Rabbi Yohanan dit, que signifie le verset : « Et, de toute la nuit, les uns n’approchèrent point des autres » (Exode 14: 20) ? Les anges célestes voulurent entonner un chant, le Saint Béni soit-Il leur dit : L’œuvre de Mes mains se noie dans la mer, et vous chantez ? Rabbi Eléazar dit : « Il [Dieu] ne se réjouit pas, mais réjouit les autres. » Et on le prouve aussi comme il est écrit « Il réjouira », et non pas « Il Se réjouira » (Deutéronome 28: 63). Apprends d’ici.
L’interprétation de Rabbi Yohanan repose sur la similitude entre deux versets – le verset de l’Exode, décrivant la distance entre les Égyptiens et les Bnei Israël, et un verset du livre d’Isaïe :
וְקָרָא זֶה אֶל-זֶה וְאָמַר, קָדוֹשׁ קָדוֹשׁ קָדוֹשׁ יְהוָה צְבָאוֹת; מְלֹא כָל-הָאָרֶץ, כְּבוֹדוֹ
S’adressant l’un à l’autre, ils s’écriaient : « Saint, Saint, Saint est l’Eternel-Cebaot ! Toute la terre est pleine de Sa gloire ! »
Rabbi Yohanan ramène le second verset (où des anges chantent la louange de Dieu) au premier (où les Égyptiens ne parviennent pas à effacer la distance qui les sépare des Bnei Israël). Il interprète la négation dans le verset de l’Exode (ולא קְְרב – les uns n’approchèrent point des autres) comme une interdiction divine faite aux anges célestes d’entonner leur chant de louange.
Rabbi Eléazar renforce l’interprétation de Rabbi Yohanan à l’aide d’une précision grammaticale dans un verset du Deutéronome qui décrit la « joie » que Dieu aurait à punir les Bnei Israël s’ils abandonnent les commandements de la Torah :
וְהָיָה כַּאֲשֶׁר־שָׂשׂ יְהֹוָה עֲלֵיכֶם לְהֵיטִיב אֶתְכֶם וּלְהַרְבּוֹת אֶתְכֶם כֵּן יָשִׂישׂ יְהֹוָה עֲלֵיכֶם לְהַאֲבִיד אֶתְכֶם וּלְהַשְׁמִיד אֶתְכֶם וְנִסַּחְתֶּם מֵעַל הָאֲדָמָה אֲשֶׁר־אַתָּה בָא־שָׁמָּה לְרִשְׁתָּה
Alors, autant le Seigneur s’était plu à vous combler de ses bienfaits et à vous multiplier, autant Il se plaira à consommer votre perte, à vous anéantir ; et vous serez arrachés de ce sol dont vous allez prendre possession.
Observant la distinction entre les deux formes du verbe [se] réjouir/se plaire, yasis/ישיש et yasus/ישוש , Rabbi Eléazar explore l’idée que Dieu n’éprouve pas de joie face au sort des humains. Au contraire, Dieu éprouve de la douleur face à la souffrance de Ses créatures, même lorsque cette souffrance est l’effet de la justice divine.
L’être humain au-delà de l’histoire et de la morale
Pour comprendre la signification affective, historique et théologique que cette drasha revêt pour nous, revenons au début du récit de Rabbi Yohanan. Pourquoi Dieu réprimande-t-Il les anges célestes ? La situation semble pourtant claire : les Égyptiens ont maltraité et asservi les Bnei Israël pendant 400 ans ; à présent, ils les poursuivent pour les ramener à leur état de servitude. Dieu lui-même n’a-t-il pas sorti Son peuple d’Égypte et ouvert la mer pour lui ?
On peut interpréter les mots que prononce Dieu dans le récit du traité Meguila de plusieurs manières. Certes, les Égyptiens qui périssent dans les flots sont des méchants, et leur mort est juste, mais Dieu rappelle aux anges qu’il s’agit tout de même de Ses propres créatures. La douleur de Dieu manifeste le lien particulier qui lie l’artisan à son ouvrage, et le parent à son enfant. La responsabilité du premier vis-à-vis du second, la ressemblance qui les unit (Faisons l’être humain à Notre image / נעשה אְדם בצלמנו כְדמותנו , nous dit le verset dans Genèse 1:26), la tendresse et la participation affective de l’Un au sort de l’autre – poursuivent Dieu.
A travers ces mots, Dieu renvoie les anges à un univers où ce ne sont pas les « Bnei Israel » mais des « êtres humains » qui ont été créés. Il leur rappelle qu’il existe entre Dieu et tous les êtres humains le rapport d’un père à son enfant, d’un créateur envers son ouvrage, et que ce modèle précède l’histoire, c’est-à-dire, précède l’élection d’Abraham et la promesse faite à sa descendance. Dieu rappelle également que la valeur de l’être humain et de sa vie n’équivaut pas nécessairement à sa valeur morale. Certes, la punition des Égyptiens est justifiée sur le plan éthique ; cependant, dans la vision de Dieu, la réalité humaine est plus complexe.
Ce n’est pas la première fois qu’une discussion de cette nature a lieu entre Dieu et les anges. Le dialogue imaginé par Rabbi Yohanan ne fait que reprendre l’écho d’une autre discussion, dans le traité Sanhedrin, où les anges dubitatifs tentent, à leur dépens, de dissuader Dieu de créer l’Homme, cet être imparfait, destiné à l’échec :
אמרו לפניו: רבש״ע מה אנוש כי תזכרנו, ובן אדם כי תפקדנו? הושיט אצבעו קטנה ביניהן ושרפם.
[Les anges] dirent à Dieu : « Maître du monde, qu’est donc l’Homme, que tu penses à lui ? Le fils d’Adam, que tu le protèges ? (Psaumes 8 :5). Dieu tendit son petit doigt et les brûla.
En d’autres termes, nous pouvons déduire de cette drasha trois idées importantes : tout d’abord, Dieu éprouve un sentiment de responsabilité, de protection et d’affection envers l’être humain. Ensuite, ce rapport existe sans lien avec les qualités morales des humains, et sans lien avec la justification morale de leurs souffrances. Enfin, de la même manière que ce rapport existe au-delà de la justice, il existe au-delà de l’histoire.
Joie douleur, une dialectique nécessaire
Faut-il dans ce cas entendre une réprimande similaire à l’égard des Bnei Israël qui chantent la louange de Dieu après la traversée de la Mer Rouge ? En réalité, cette drasha concernant le Cantique de la Mer Rouge se situe dans l’imbrication entre trois sphères : la sphère de Dieu et des anges célestes (qui ne chantent pas), celle des Bnei Israël (qui chantent) et celles des Sages, qui imaginent les rapports complexes entre les deux autres dimensions. Les Sages ne nient pas, ne critiquent pas l’expérience des Bnei Israël et leur réaction : ce qui est valide dans la sphère divine ne l’est pas nécessairement pour les êtres humains. Pour les Bnei Israël, qui viennent de vivre un événement fondateur et miraculeux, le cantique est une expression nécessaire de leurs réactions – gratitude, liesse, célébration de l’intervention divine en leur faveur – à cet événement.
Cependant, leur expérience immédiate ne subsume pas la totalité de l’événement et de son sens. La rédemption des Bnei Israël et leur transformation en peuple d’hommes et de femmes libres, est certes la signification principale et l’objectif même de l’événement historique, mais cet événement a des niveaux qui échappent à l’histoire nationale qui se déroule. Il y a dans l’univers une autre sphère, la sphère divine, où le récit de la rédemption des Bnei Israël est aussi celui de la tragédie des Égyptiens.
Dans cette dialectique, les Sages eux-mêmes prennent part à la construction du sens du Midrash. Rabbi Yohanan et Rabbi Eléazar racontent un récit de rédemption et de louange, alors même qu’ils vivent un moment de détresse historique aiguë : le Temple est détruit, le peuple d’Israël est en exil, la vie des Juifs connaît une transformation sans précédent. Dans ces circonstances, on aurait pu penser que la structure narrative de la justice et de la vengeance offrirait une piste de consolation, de réconfort et d’espoir. Pourquoi Rabbi Yohanan insère-t-il dans l’interprétation du Cantique de la mer Rouge cette exclamation de Dieu – L’œuvre de mes mains se noie dans la mer ! – qui revient à exprimer de la compassion pour l’ennemi qui nous poursuit ?
Compassion divine et réconfort universel
Si Rabbi Yohanan et Rabbi Eléazar choisissent d’insister sur la peine de Dieu face au sort de Ses créatures, ce n’est pas envers et contre leur réalité, mais parce que ce choix-même est source de réconfort. La perspective universelle contenue dans l’idée des mots prononcés par Dieu est une réponse à la détresse des Juifs dans les décennies après la destruction du Temple, faisant l’épreuve d’une crise épistémique et identitaire face à l’effondrement de toutes leurs institutions, des structures culturelles, historiques et théologiques qui régissaient auparavant leur vie. Dans la tentative de comprendre l’histoire humaine à travers le prisme de la compassion et de la douleur divine universelle envers l’humanité, il y a une consolation pour celles et ceux qui sont dans la souffrance. A travers le prisme d’une interprétation qui suggère qu’au-delà des péripéties de l’histoire de chaque peuple (כן ישיש), la réalité divine garantit l’existence d’une dimension où règnent la justice, l’ordre, et la compassion (הוא עצמו אינו שש), cette lecture de la sortie d’Égypte est une vision réconfortante.
Certes, ce réconfort est difficile et exigeant. Au lieu de la satisfaction d’un récit historique basé sur la chute des méchants et la rédemption des Bnei Israël, et sans remplacer le présent tourmenté par l’espoir messianique d’une rédemption future, il est fondé sur l’existence d’une sphère cosmique, à l’intérieur de laquelle les événements historiques ont des significations multiples et contradictoires. Il repose sur la compréhension profonde de l’essence divine et de son action dans le monde, déconnectée du présent de Rabbi Yohanan et de Rabbi Eléazar. Il nous encourage à imiter la compassion divine, même envers ceux qui souhaitent notre destruction.
Identité nationale et universalisme
La compassion est un sentiment complexe, dont les implications philosophiques et théologiques sont vastes. La compassion peut être un pincement de cœur face à la souffrance d’autrui – y compris nos ennemis, y compris ceux qui ont fauté devant Dieu et l’humanité. La compassion peut aussi être un sentiment bouleversant, qui brouille les identités, efface les différences, annihile les limites. La compassion a une force absorbante, qui peut grandir au point de laisser place à une identification totale avec l’Autre, sa souffrance, son droit à la vie.
La nuit du Seder et la fête de Pessah parlent de l’action divine dans l’histoire, une action surnaturelle à travers laquelle se matérialise la promesse faite à Abraham. Les coutumes évoquées ici introduisent dans la succession de rites et de symboles une prise en compte de la souffrance de l’Autre, tout en lui offrant un cadre et une limite. Le fil qui se tisse entre la drasha de Rabbi Yohanan, celle de Rabbi Eléazar et le Midrash Yalkut Shimoni sur le Hallel, rejoint la coutume ancienne de verser un peu de vin en récitant les dix plaies. Elle nous invite à ouvrir notre cœur, à accorder un peu de temps et d’attention affective et intellectuelle à notre réaction en tant qu’êtres humains face à la souffrance d’autrui, même si cette souffrance est, dans notre vision humaine, justifiée ou nécessaire. Ces coutumes nous enseignent à maintenir en nous, ne serait-ce que l’espace de quelques instants, une vision double de la réalité : une vision collective ou nationale et une vision universelle, qui est la vision divine. Elles exigent de nous d’être sensibles à l’existence et la souffrance des êtres humains, sans renoncer à notre identité individuelle et collective.
Ainsi, ces coutumes sortent du cadre narratif qui sous-tend la fête de Pessah ; elles font résonner l’écho du discours universel de la liturgie de Rosh Hashana, où Israël est inclus, sans être dissous, dans l’humanité toute entière. Au cœur de la fête de notre rédemption nationale, ce Midrash et les coutumes qui lui sont associées nous engagent à garder dans notre champ de vision l’universel et l’humain dans leur rapport direct avec Dieu. Plus encore, ils nous engagent à nous identifier avec la souffrance de Dieu face à la tragédie humaine. Si Dieu intervient dans l’histoire humaine, nous aussi, le peuple d’Israël, nous sommes appelés à nous hisser sur le plan divin, qui voit dans toutes les créatures humaines « l’œuvre de Ses mains ».
Les mots de Rabbi Yohanan et Rabbi Eléazar résonnent douloureusement dans notre époque tourmentée. Nos Sages réintroduisent l’universel, l’humain et le divin dans l’histoire de notre naissance nationale. Mais les propos des deux Sages nous enseignent que cette vision, loin d’être naïve ou simpliste, est une source d’espoir dans des temps obscurs : espoir de ne pas nous perdre dans l’obscurité où nous nous trouvons, espoir de pouvoir d’accéder à la perspective divine, alors même que nous rencontrons le pire de l’humanité.
Ce texte a été publié en hébreu dans le fascicule du Mechon Hadar à l’occasion de Pessah 5784