La liturgie de Rosh haShana et de Yom Kippour comprend de multiples textes poétiques que nous retrouvons chaque année, accompagnés de leurs mélodies réservées aux Yamim Noraïm.

Le texte le plus poignant chez les Juifs d’Afrique du Nord et du Yémen – comparable de ce point de vue au Unetané Tokef des Ashkénazes – est probablement le piyout Et Shaaré Ratson, qui raconte la ligature d’Isaac dans un hébreu à la fois simple et émouvant. Il est également connu par d’autres communautés, par exemple chez les Juifs originaires d’Italie. Il est généralement chanté à l’ouverture de l’Arche Sainte ou avant les sonneries du Shofar à Rosh haShana et, dans certaines communautés, le jour de Kippour, à l’heure de Minha, l’heure de la consolation par excellence. Selon le professeur Moshé Bar Asher, il était aussi récité lors des accouchements, alors que la mère et l’enfant se trouvaient en danger.

Plusieurs dizaines de piyoutim ont été écrits au fil des siècles sur la même thématique de la ligature d’Isaac ; notre texte est l’œuvre de Rabbi Yehouda Abbas. La première lettre de chaque couplet formant son nom en acrostiche : Abbas Yehouda Shmouel. Nous avons très peu d’informations biographiques sur lui. Né à Fès au Maroc vers l’an 1100, il se rend assez jeune à Alep en Syrie, où il décède en 1167. Il est l’auteur de plusieurs dizaines de piyoutim traitant principalement des affres de la vie en exil, de la délivrance et du pardon. Certains de ces textes ont été conservés dans la liturgie des Juifs d’Alep. Son œuvre la plus célèbre est sans nul doute Et Shaaré Ratson qui renvoie très probablement à une tragédie personnelle de l’auteur : la conversion à l’islam de son fils Shmouel, à l’âge de 18 ans, en Azerbaïdjan. Ce dernier a été l’auteur d’un ouvrage polémique contre les Juifs, dans lequel nous apprenons que Rabbi Yehouda Abbas avait enseigné à son fils la Torah, l’hébreu, mais aussi la philosophie, l’algèbre, l’astronomie ou encore la médecine.

La popularité de Et Shaaré Ratson est due à son style simple et émouvant à la fois ; celle ou celui qui le lit a l’impression d’assister au drame qui se joue. Les trois acteurs principaux sont mentionnés dans le refrain : le premier, celui qui ligote, est Abraham ; le deuxième, le ligoté, est Isaac ; enfin l’autel, un personnage en soi. Mais il y a un quatrième personnage, le plus tragique à mon sens : Sara, la mère d’Isaac, totalement absente dans le texte de la Torah et dont la mort de chagrin est déduite par la proximité immédiate entre le récit de la ligature et celui de sa mort et de son enterrement. Dans le texte de la Torah, non seulement Sara est absente, mais nous n’avons aucune indication sur l’état d’esprit des acteurs de ce drame. Le Midrash comble ces trous et l’auteur du piyout le reprend pour décrire la douleur immense ressentie par tous les protagonistes, malgré l’acceptation de leur sort. Le sommet de l’émotion est atteint lorsque le poète fait parler Isaac, qui demande que l’on console sa mère et qui exprime en même temps sa terreur1 :

Racontez à ma mère que sa joie a disparu

Ce fils qu’elle enfanta à 90 ans

Est devenu la proie du feu et du couteau ;

Où trouverai-je celui qui la consolera ?

J’ai mal pour cette mère qui pleure et gémit !

Celui qui ligote, le ligoté et l’autel

Devant le couteau mon langage se trouble ;

De grâce, mon père, aiguise-le bien ; et mon lien,

Renforce-le ; et quand le feu consumera ma chair

Prends avec toi ce qui restera de mes cendres

Et dis à Sarah : ceci est le parfum d’Isaac.

Celui qui ligote, le ligoté et l’autel

Dans les communautés marocaines, la tradition est de changer d’air à partir de ces strophes pour une mélodie d’origine turque, lente et triste.

La fin du piyout est porteuse d’espérance : Dieu ordonne à Abraham de ne pas sacrifier son fils ; le poète invoque ainsi le pardon divin et conclut : « Annonce à Sion que le temps du salut est venu ; Je vous envoie Ynone [un des noms du Messie] et [le prophète] Elie ».

Et Shaaré Ratson est ainsi un piyout porteur de douleur, de tristesse, de remise en cause, de soumission à Dieu, mais aussi de profond espoir. Cette année il me semble prendre un sens bien particulier. J’espère qu’en l’entonnant, il nous permettra à la fois d’exprimer la douleur infinie qui nous oppresse et d’espérer, malgré tout, en un avenir meilleur.

  1. La traduction est empruntée au rabbin Claude Brahami, dans son livre de prières « L’Arme de la Parole ». ↩︎