La parasha de Ki Tavo est une parasha pleine de paroles et son point culminant est la grande cérémonie de prononciation des bénédictions et des malédictions, respectivement sur le mont Garizim et le mont Ebal.

Au début de la parasha, nous trouvons deux paragraphes qui concluent la partie des commandements du livre du Deutéronome avec deux actes de parole – speech acts, des commandements dont l’essence même est de dire des choses. Le premier est la déclaration des prémices, מקרא ביכורים, dont nous ne parlerons pas maintenant ; le deuxième est le commandement nous imposant de dire qu’on a prélevé les dîmes, ביעור מעשרות :

דברים כד:יב-יד

כִּי תְכַלֶּה לַעְשֵׂר אֶת-כָּל-מַעְשַׂר תְּבוּאָתְךָ, בַּשָּׁנָה הַשְּׁלִישִׁת–שְׁנַת הַמַּעֲשֵׂר:  וְנָתַתָּה לַלֵּוִי, לַגֵּר לַיָּתוֹם וְלָאַלְמָנָה, וְאָכְלוּ בִשְׁעָרֶיךָ, וְשָׂבֵעוּ. וְאָמַרְתָּ לִפְנֵי יקוק אֱלֹהֶיךָ בִּעַרְתִּי הַקֹּדֶשׁ מִן-הַבַּיִת, וְגַם נְתַתִּיו לַלֵּוִי וְלַגֵּר לַיָּתוֹם וְלָאַלְמָנָה, כְּכָל-מִצְוָתְךָ, אֲשֶׁר צִוִּיתָנִי: לֹא-עָבַרְתִּי מִמִּצְו‍ֹתֶיךָ, וְלֹא שָׁכָחְתִּי. לֹא-אָכַלְתִּי בְאֹנִי מִמֶּנּוּ, וְלֹא-בִעַרְתִּי מִמֶּנּוּ בְּטָמֵא, וְלֹא-נָתַתִּי מִמֶּנּוּ, לְמֵת; שָׁמַעְתִּי, בְּקוֹל יְהוָה אֱלֹהָי–עָשִׂיתִי, כְּכֹל אֲשֶׁר צִוִּיתָנִי.

Deutéronome 26:12-14

Lorsque tu auras achevé de lever toute la dîme de tes produits, la troisième année, l’année de la dîme, tu la donneras au Lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve ; et ils mangeront et se rassasieront dans tes portes. Tu diras devant l’Éternel, ton Dieu : « J’ai ôté de ma maison ce qui est consacré, et je l’ai donné au Lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve, selon tous les ordres que Tu m’as prescrits ; je n’ai transgressé ni oublié aucun de Tes commandements. Je n’ai rien mangé de ces choses pendant mon deuil, je n’en ai rien fait disparaître pour un usage impur, et je n’en ai rien donné à l’occasion d’un mort ; j’ai obéi à la voix de l’Éternel, mon Dieu, j’ai agi selon tous les ordres que Tu m’as prescrits. »

À la fin d’un cycle agricole, chaque membre du peuple, à l’entrée de sa maison ou aux portes de sa ville, doit faire une déclaration. Il ne peut la faire que s’il a bien accompli tout ce qui lui était imposé, c’est-à-dire s’il a prélevé les dîmes et les offrandes suivant le commandement et s’il les a données à ceux qui n’ont rien, aux plus faibles, au Lévite qui n’a pas de terre, à l’orphelin et à la veuve. Ce commandement s’applique la troisième et la sixième année de la shemita. Les autres années, il doit apporter la dîme à Jérusalem et la manger là-bas dans la sainteté. C’est très similaire à une déclaration fiscale annuelle.

Il y a dans ce passage un vrai rituel de parole. La personne se tient debout et reconnaît verbalement ce qu’il s’est passé, c’est la raison pour laquelle les Sages ont appelé ce passage « la confession de la dîme », וידוי מעשר.

Étymologiquement, dans la langue biblique et aussi dans la langue de la Mishna, le verbe י.ד.ה est utilisé pour définir un acte de parole de reconnaissance. Reconnaissance de la réalité, reconnaissance de ses actes, de sa responsabilité, de sa culpabilité, de son statut et de celui de Dieu, etc. Les mots que nous utilisons pour dire remerciement, gratitude, merci et même confession – הודאה, הודיא, תודה, ווידוי – sont les mêmes chez les Sages.

Cependant, il y a dans ce passage une double énigme. Tout d’abord, le commandement sur le prélèvement des dîmes a déjà été mentionné au chapitre 14 :

דברים יד:כב,כח-כט

עַשֵּׂר תְּעַשֵּׂר אֵת כָּל תְּבוּאַת זַרְעֶךָ הַיֹּצֵא הַשָּׂדֶה שָׁנָה שָׁנָה […] מִקְצֵה שָׁלֹשׁ שָׁנִים תּוֹצִיא אֶת כָּל מַעְשַׂר תְּבוּאָתְךָ בַּשָּׁנָה הַהִוא וְהִנַּחְתָּ בִּשְׁעָרֶיךָ . וּבָא הַלֵּוִי כִּי אֵין לוֹ חֵלֶק וְנַחֲלָה עִמָּךְ וְהַגֵּר וְהַיָּתוֹם וְהָאַלְמָנָה אֲשֶׁר בִּשְׁעָרֶיךָ וְאָכְלוּ וְשָׂבֵעוּ לְמַעַן יְבָרֶכְךָ יְהוָה אֱלֹהֶיךָ בְּכָל מַעֲשֵׂה יָדְךָ אֲשֶׁר תַּעֲשֶׂה.

Deutéronome 14:22,28-29

Tu lèveras la dîme de tout ce que produira ta semence, de ce que rapportera ton champ chaque année. […] Au bout de trois ans, tu sortiras toute la dîme de tes produits pendant la troisième année, et tu la déposeras dans tes portes. Alors viendront le Lévite, qui n’a ni part ni héritage avec toi, l’étranger, l’orphelin et la veuve, qui seront dans tes portes, et ils mangeront et se rassasieront, afin que l’Eternel, ton Dieu, te bénisse dans tous les travaux que tu entreprendras de tes mains.

Nous retrouvons ici le même champ lexical, le même style que dans notre parasha de Ki Tavo. Il semblerait donc logique que cette section sur la confession de la dîme se trouve juste après le commandement de son prélèvement. Pourquoi alors la déclaration sur les actes accomplis est-elle repoussée à 12 chapitres plus loin, juste avant l’entrée dans le pays ?

La deuxième question concerne le rôle de cette déclaration. Il y a ici une description précise des actions que la personne a accomplies. Pourquoi avons-nous besoin de paroles ici ? Et la question est davantage pertinente si nous considérons qu’il n’y a pas de commandement de prière dans la Torah, il n’y a même pas de déclarations autour du culte dans le Temple, rares sont les fois où un acte cultuel dans le Temple est accompagné d’une déclaration.

Peut-être, comme suggère Abravanel, la parole a-t-elle le pouvoir d’augmenter notre conscience et notre vigilance. Si nous devons produire un rapport à la fin de notre activité, nous serons plus prudents dans nos actions. Si nous savons que tout ce que nous faisons va être consigné dans le rapport annuel, nous nous efforcerons que ce soit légal. La parole ici a peut-être pour but de pousser l’homme à l’action, dans des domaines où il y a une inhibition ou une réticence à le faire. En fin de compte, on aurait pu ne pas donner et personne ne l’aurait su, donc on doit dire ce que l’on a fait afin de ne pas éluder l’impôt.

Peut-être, d’un autre côté, la parole est-elle un témoignage, une réflexion de l’homme sur lui-même. La parole donne une signification morale à ce que l’on fait. Non seulement nous avons récolté le produit de la terre, nous l’avons ramené chez nous et nous l’avons réclamé comme nôtre, mais nous avons aussi prélevé et donné aux autres, et donc nous nous sommes occupés d’eux. La parole dans ce cas donne un sens à nos actions.

Pourtant, il me semble que dans la confession de la dîme se cache encore autre chose. Après notre passage dans Ki Tavo, se trouve l’un des plus beaux versets de toute la Torah. Une fois la déclaration accomplie, on doit prier pour que le Saint, béni soit-Il, bénisse le peuple d’Israël et la terre :

דברים כו:טו

הַשְׁקִיפָה מִמְּעוֹן קָדְשְׁךָ מִן-הַשָּׁמַיִם, וּבָרֵךְ אֶת-עַמְּךָ אֶת-יִשְׂרָאֵל, וְאֵת הָאֲדָמָה, אֲשֶׁר נָתַתָּה לָנוּ-כַּאֲשֶׁר נִשְׁבַּעְתָּ לַאֲבֹתֵינוּ, אֶרֶץ זָבַת חָלָב וּדְבָשׁ.

Deutéronome 26:15

Regarde de ta demeure sainte, des cieux, et bénis ton peuple d’Israël et le pays que tu nous as donné, comme tu l’avais juré à nos pères, ce pays où coulent le lait et le miel.

Ce verset incarne la conception de l’alliance avec Dieu, telle qu’elle est exprimée dans le livre du Deutéronome : la bénédiction de la terre dépend de l’accomplissement des commandements, pas seulement des ceux relatifs à la communauté mais aussi à l’individu, exactement comme dit dans les versets du chapitre 11, que nous répétons tous les jours dans le Shema :

דברים יא:יג-יד

וְהָיָה אִם־שָׁמֹעַ תִּשְׁמְעוּ אֶל־מִצְוֺתַי אֲשֶׁר אָנֹכִי מְצַוֶּה אֶתְכֶם הַיּוֹם לְאַהֲבָה אֶת־יְהֹוָה אֱלֹהֵיכֶם וּלְעׇבְדוֹ בְּכׇל־לְבַבְכֶם וּבְכׇל־נַפְשְׁכֶם׃ וְנָתַתִּי מְטַר־אַרְצְכֶם בְּעִתּוֹ יוֹרֶה וּמַלְקוֹשׁ וְאָסַפְתָּ דְגָנֶךָ וְתִירֹשְׁךָ וְיִצְהָרֶךָ׃

Deutéronome 11:13-14

Si vous obéissez à Mes commandements que Je vous prescris aujourd’hui, si vous aimez l’Eternel, votre Dieu, et si vous le servez de tout votre cœur et de toute votre âme ; J’accorderai à votre pays la pluie en son temps, la pluie du matin et celle de l’arrière-saison, tu récolteras le grain nouveau, le vin et l’huile.

Dans le dernier commandement du Deutéronome, est ainsi mentionnée à nouveau cette alliance si simple et si complexe à la fois, cette alliance qui clame que tout est lié.

À la fin de la journée, peu importe combien de petites actions nous avons faites – et il y a ici une collection impressionnante de verbes à la première personne – בִּעַרְתִּי, נְתַתִּיו, עָבַרְתִּי שָׁכָחְתִּי אכלתי, עָשִׂיתִי ; peu importe la signification morale que nous avons donnée à nos actions, il y a ici une déclaration extrêmement simple : la reconnaissance que nos actions privées affectent la chose la plus basique et la plus collective dont l’humain a besoin, l’eau.

A première vue, cette conception nous est très étrange. Après tout, personne n’a de contrôle sur la pluie, quel est donc le rapport avec l’injonction de nous occuper de notre prochain et de respecter les lois de Dieu ? À priori, la pluie ne tombera pas plus ou moins si l’on met les tefillin ou si l’on respecte ses parents. De manière générale, nous considérons cette idée de la Torah comme une conception naïve, immature, non scientifique, une sorte de tentative de maîtriser ce sur quoi nous n’avons pas de contrôle.

Seulement aujourd’hui, nous savons que nos actions petites et grandes, avec ou sans signification morale, peuvent avoir un impact sur la terre, sur la quantité de pluie qui tombera, dans le désert du Sahara où soudain tombe une pluie torrentielle, comme dans la forêt amazonienne, où soudain tout s’assèche.  Le monde est un et moi, je peux l’influencer, dit l’être humain debout devant son Dieu, en confessant ses actions. En ce moment, il rappelle ce qu’est cette alliance du livre du Deutéronome. Tout est lié.

Parce que j’ai rempli mes devoirs correctement, dit l’Homme à Dieu, Tu vas maintenant donner une bénédiction : non pas à moi, l’individu, mais à nous, l’humanité entière qui vit sur la terre. Regarde-nous et donne ce dont nous avons tous besoin, dit le verset 15. Le Midrash Sifri va dans le même sens :

עשינו מה שגזרת בנו, עשה עמנו מה שהבטחתנו

Nous avons fait ce que tu nous as ordonné, fais avec nous ce que tu nous as promis.

Et c’est exactement la même prière que fait le grand prêtre à la fin du seder ha-avoda le jour de Kippour. Après toutes les paroles que nous disons – les confessions, le service des sacrifices, les prières de pardon, les poèmes liturgiques, les prières de sanctification – à la fin, ce que nous demandons vraiment est ceci : que cette année soit sèche, si elle est pluvieuse, et que la prière des voyageurs concernant la pluie n’interfère pas devant Dieu, au moment où le monde entier en a besoin : שתהא שנה זו אם שחונה גשומה, ואל יכנס לפניך תפלת עוברי דרכים לעניין הגשם בשעה שהעולם צריך לו.