En tant qu’Italienne d’origine et Française d’adoption, j’ai toujours eu un faible pour le personnage de Korah, grand protagoniste des événements tragiques qui ont lieu dans la parasha de cette semaine. Après avoir rassemblé autour de lui un certain nombre de personnes, appartenant à des factions différentes du peuple (Dathan, Abiram et On, de la tribu de Reuben, ainsi que 250 chefs des tribus1), il s’adresse à Moïse et Aaron en disant :
וַיִּקָּהֲלוּ עַל־מֹשֶׁה וְעַל־אַהֲרֹן וַיֹּאמְרוּ אֲלֵהֶם רַב־לָכֶם כִּי כׇל־הָעֵדָה כֻּלָּם קְדֹשִׁים וּבְתוֹכָם יְהֹוָה וּמַדּוּעַ תִּתְנַשְּׂאוּ עַל־קְהַל יְהֹוָה׃
Ils se liguèrent contre Moïse et Aaron et leur dirent : « C’en est trop ! Car toute la communauté est sainte, tous autant qu’ils sont, et l’Éternel est au milieu d’eux. Pourquoi donc vous élevez-vous au-dessus de l’assemblée de l’Éternel ?
En lisant ce verset, il semble que les revendications de Korah ne soient pas si déraisonnables. Il pose une question fondamentale : pourquoi y a-t-il une hiérarchie au sein du peuple d’Israël ? Selon quels critères Hashem choisit-il les leaders politiques, spirituels et religieux ? Sont-ils des critères démocratiques ?
Non, répond Korah. Après tout, comme Hashem lui-même l’a dit2, tout le peuple est kadosh – chacun devrait donc être égal devant Dieu. Égalité signifie que toutes et tous devraient pouvoir accéder aux mêmes pouvoirs, aux mêmes responsabilités et aux mêmes privilèges, indépendamment de leur statut de naissance. Pourtant, souligne Korah, tel n’est pas le cas : Moïse et Aaron se sont élevés au-dessus des autres.
On pourrait objecter que cette rhétorique est biaisée, car Moïse a été désigné directement par Dieu, et c’est Dieu qui a ordonné à Moïse de désigner Aaron et ses fils comme prêtres. Néanmoins, on ne peut qu’éprouver de la sympathie pour cet « anarchiste avant l’heure ». Peut-être rêve-t-il d’un idéal sociétal différent pour le peuple d’Israël : une société où, certes, Dieu demeure au-dessus de tous, mais où il n’y aurait pas besoin de chefs intermédiaires, et où chacun pourrait être au plus près d’Hashem.
Cependant, le raisonnement de Korah comporte deux problèmes majeurs, qui sont étroitement liés.
Une conception erronée du leadership
Tout d’abord, Korah conteste à la fois le pouvoir de Moïse et celui d’Aaron. Pourtant, dans les parashiot précédentes, nous trouvons plusieurs éléments qui auraient dû être source de réflexion, en commençant par l’extrême humilité incarnée par Moïse dans son leadership.
Dans la parasha de Shelah Lekha, nous lisons l’épisode d’Eldad et Meidad qui commencent à prophétiser au sein du campement. Quand Yehoshoua en est informé et conseille à Moïse de les sanctionner, celui-ci répond :
וַיֹּאמֶר לוֹ מֹשֶׁה הַמְקַנֵּא אַתָּה לִי וּמִי יִתֵּן כׇּל־עַם יְהֹוָה נְבִיאִים כִּי־יִתֵּן יְהֹוָה אֶת־רוּחוֹ עֲלֵיהֶם׃
Mais Moïse lui dit : Es-tu jaloux pour moi ? Puisse tout le peuple de l’Éternel être prophète, puisse l’Éternel mettre son esprit sur eux !
Cette réponse révèle sa grandeur d’homme et sa conception du leadership. « Je ne suis pas là pour concentrer tout le pouvoir entre mes mains. Chacun peut avoir un contact avec Hashem, si Hashem décide qu’il en est digne. » Moïse a une conception du leader fondée à la fois sur le service de Dieu et sur le service tout court. Il est là pour servir le peuple.
D’ailleurs, nous avons de multiples témoignages de cette humilité exceptionnelle de Moïse. Lors de la faute du veau d’or, quand Hashem propose de détruire le peuple et de faire de Moïse une grande nation, Moïse refuse catégoriquement et intercède pour son peuple : « Et maintenant, si Tu veux pardonner leur faute… sinon, efface-moi de Ton livre que Tu as écrit »3. Plutôt que de saisir cette opportunité de devenir le fondateur d’un nouveau peuple élu, Moïse préfère partager le sort de ceux qu’il guide.
De même, face aux difficultés du leadership, Moïse n’hésite pas à exprimer sa détresse à Hashem : « Pourquoi as-Tu fait du mal à Ton serviteur ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à Tes yeux, que Tu aies mis sur moi le fardeau de tout ce peuple ? »4. Et plus loin : « Si c’est ainsi que Tu agis avec moi, tue-moi donc, si j’ai trouvé grâce à Tes yeux, et que je ne voie pas mon malheur ! »5. Loin de s’accrocher au pouvoir, Moïse supplie Hashem de le libérer de ce fardeau quand il devient trop lourd.
Enfin, face au décret divin lui interdisant d’entrer en Terre promise – conséquence de l’épisode des eaux de Meriba6, Moïse acceptera cette sentence avec une dignité remarquable, consacrant ses dernières forces à préparer le peuple et Yehoshoua pour l’avenir, comme en témoigne tout le livre du Deutéronome.
Des intentions cachées
Le deuxième problème est explicité dans la réponse de Moïse aux revendications de Korah et ses acolytes :
וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה אֶל־קֹרַח שִׁמְעוּ־נָא בְּנֵי לֵוִי׃ הַמְעַט מִכֶּם כִּי־הִבְדִּיל אֱלֹהֵי יִשְׂרָאֵל אֶתְכֶם מֵעֲדַת יִשְׂרָאֵל לְהַקְרִיב אֶתְכֶם אֵלָיו לַעֲבֹד אֶת־עֲבֹדַת מִשְׁכַּן יְהֹוָה וְלַעֲמֹד לִפְנֵי הָעֵדָה לְשָׁרְתָם׃
Moïse dit encore à Korakh : « Écoutez donc, fils de Lévi ! Est-ce trop peu pour vous que le Dieu d’Israël vous ait distingués de l’assemblée d’Israël et vous ait rapprochés de Lui, pour accomplir le service du Sanctuaire de l’Éternel et pour officier devant la communauté en la servant ? »
Moïse semble comprendre les vraies intentions de Korah : fini l’utopie anarchiste, ce qu’il veut, c’est simplement se substituer à Aaron (et peut-être à Moïse lui-même) et prendre le pouvoir. Moïse se met au niveau de Korah et utilise son propre langage pour lui expliquer ce qui ne va pas dans son argumentaire et pourquoi sa conception du leadership est totalement erronée. Avec des accents quelque peu marxistes, il lui rétorque qu’il est déjà membre de l’aristocratie lévite et qu’il a donc déjà accès à un certain nombre de privilèges.
Mais ces privilèges s’accompagnent aussi d’énormes responsabilités. A-t-il oublié, Korah, ce qui est arrivé aux fils d’Aaron, Nadav et Avihou ? N’a-t-il rien retenu de cette leçon tragique ?
Une double punition
En suivant cette double ligne interprétative, on peut mettre en miroir les deux fautes de Korah aux deux punitions qui s’abattent sur les rebelles. Il y a en effet une ambiguïté dans le texte, en ce qui concerne le destin de Korah.
Après avoir intimé au peuple de s’éloigner des tentes de Dathan, Abiram et Korah, Moïse déclare :
וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה בְּזֹאת תֵּדְעוּן כִּי־יְהֹוָה שְׁלָחַנִי לַעֲשׂוֹת אֵת כׇּל־הַמַּעֲשִׂים הָאֵלֶּה כִּי־לֹא מִלִּבִּי׃ אִם־כְּמוֹת כׇּל־הָאָדָם יְמֻתוּן אֵלֶּה וּפְקֻדַּת כׇּל־הָאָדָם יִפָּקֵד עֲלֵיהֶם לֹא יְהֹוָה שְׁלָחָנִי׃ וְאִם־בְּרִיאָה יִבְרָא יְהֹוָה וּפָצְתָה הָאֲדָמָה אֶת־פִּיהָ וּבָלְעָה אֹתָם וְאֶת־כׇּל־אֲשֶׁר לָהֶם וְיָרְדוּ חַיִּים שְׁאֹלָה וִידַעְתֶּם כִּי נִאֲצוּ הָאֲנָשִׁים הָאֵלֶּה אֶת־יְהֹוָה׃ וַיְהִי כְּכַלֹּתוֹ לְדַבֵּר אֵת כׇּל־הַדְּבָרִים הָאֵלֶּה וַתִּבָּקַע הָאֲדָמָה אֲשֶׁר תַּחְתֵּיהֶם׃ וַתִּפְתַּח הָאָרֶץ אֶת־פִּיהָ וַתִּבְלַע אֹתָם וְאֶת־בָּתֵּיהֶם וְאֵת כׇּל־הָאָדָם אֲשֶׁר לְקֹרַח וְאֵת כׇּל־הָרְכוּשׁ׃
Moïse dit : Par cela vous saurez que c’est l’Éternel qui m’a envoyé pour faire toutes ces actions et ce n’est pas de mon cœur. Si comme de la mort de tout homme ceux-ci meurent, et si la destinée de tout homme survient pour eux, ce n’est pas l’Éternel qui m’a envoyé. Mais si c’est une création que crée l’Éternel : la terre ouvrira sa bouche et les avalera avec tout ce qui est à eux ; ils descendront vivants dans la tombe, et vous saurez que ces hommes ont provoqué l’Éternel. Ce fut quand il finit de dire toutes ces paroles, la terre qui était sous eux se fendit. La terre ouvrit sa bouche, les avala avec leurs maisons et tous les hommes qui étaient pour Korakh avec toutes les possessions.
On lit ensuite :
וְאֵשׁ יָצְאָה מֵאֵת יְהֹוָה וַתֹּאכַל אֵת הַחֲמִשִּׁים וּמָאתַיִם אִישׁ מַקְרִיבֵי הַקְּטֹרֶת׃
Et un feu sortit de l’Éternel, et consuma les deux cente cinquante hommes qui avaient approché l’encens.
Qu’est-il arrivé à Korah ? A-t-il été englouti vivant, avec Dathan et Abiram ? Dans deux récits successifs relatant l’incident de la rébellion de Dathan et Abiram, Korah n’est jamais mentionné7.
Est-il incinéré avec les chefs ? À la suite de cet épisode, les encensoirs sont martelés pour former un revêtement pour l’autel en guise de mémorial, et dans ce passage, Korah est explicitement identifié aux 250 hommes qui ont péché au prix de leur vie8. Mais dans le passage concernant le recensement final du peuple dans Nombres, le texte de la Torah reste ambigu :
תִּפְתַּח הָאָרֶץ אֶת־פִּיהָ וַתִּבְלַע אֹתָם וְאֶת־קֹרַח בְּמוֹת הָעֵדָה בַּאֲכֹל הָאֵשׁ אֵת חֲמִשִּׁים וּמָאתַיִם אִישׁ וַיִּהְיוּ לְנֵס׃
Sur quoi la terre ouvrit sa bouche et engloutit eux et Korakh, quand ce groupe mourut, quand le feu consuma les deux cent cinquante hommes ; et ils devinrent un exemple.
Les Sages du Talmud débattent aussi le destin de Korah :
וְאָמַר רַבִּי יוֹחָנָן: קֹרַח לֹא מִן הַבְּלוּעִים וְלֹא מִן הַשְּׂרוּפִין. לֹא מִן הַבְּלוּעִין, דִּכְתִיב: ״וְאֶת כׇּל הָאָדָם אֲשֶׁר לְקֹרַח״ – וְלֹא קֹרַח. וְלֹא מִן הַשְּׂרוּפִים, דִּכְתִיב: ״בַּאֲכֹל הָאֵשׁ אֵת חֲמִשִּׁים וּמָאתַיִם אִישׁ״ – וְלֹא קֹרַח.
בְּמַתְנִיתָא תָּנָא: קֹרַח מִן הַשְּׂרוּפִין וּמִן הַבְּלוּעִין. מִן הַבְּלוּעִים, דִּכְתִיב: ״וַתִּבְלַע אֹתָם וְאֶת קֹרַח״. מִן הַשְּׂרוּפִין, דִּכְתִיב: ״וַתֵּצֵא אֵשׁ מִלִּפְנֵי ה׳ [וְאֵשׁ יָצְאָה מֵאֵת ה׳] וַתֹּאכַל אֵת הַחֲמִשִּׁים וּמָאתַיִם אִישׁ״, וְקֹרַח בַּהֲדַיְיהוּ.
R. Yohanan dit : Korakh ne fut ni parmi ceux qui furent engloutis ni parmi ceux qui furent brûlés. « Ni parmi ceux qui furent engloutis » — comme il est écrit : « [Et la terre ouvrit sa bouche et les engloutit avec leurs familles], tous les gens de Korakh et tous leurs biens » (Nomb. 16:32), [ce qui implique], mais pas Korakh lui-même. « Ni parmi ceux qui furent brûlés » — car il est écrit : « Un feu sortit de l’Éternel et consuma les deux cent cinquante hommes qui offraient l’encens » (v. 35) — mais pas Korakh.
Un Tanna enseigna dans une baraïta : Korakh fut à la fois parmi ceux qui furent engloutis ET brûlés. « Parmi ceux qui furent engloutis » — comme il est écrit : « …et les engloutit avec Koré… » (v. 32). « Parmi ceux qui furent brûlés » — puisqu’il est écrit : « Et un feu sortit de l’Éternel, et consuma les deux cent cinquante hommes [qui offraient l’encens] » (v. 35), ce qui inclut Korakh.
On notera que les mêmes versets utilisés par Rabbi Yohanan pour prouver que Korah ne fut ni brûlé ni englouti, sont employés par la baraïta pour affirmer qu’il fut condamné aux deux peines !
Je suis encline à être d’accord avec la baraïta anonyme : Korah ayant commis deux fautes distinctes, il a subi deux châtiments correspondants. Il a été englouti par la terre parce qu’il n’avait pas compris qu’un dirigeant doit rester humble, proche de la terre et de son peuple, plutôt que de s’élever au-dessus des autres. Il a été brûlé par le feu (tout comme Nadav et Avihou !) parce qu’il n’avait pas saisi le véritable sens d’être kadosh : être proche de Hashem et non pas être plus proche que les autres.