La parasha de cette semaine, Pekoudei, marque la fin du livre de l’Exode. C’est en réalité une double clôture : celle du livre d’un côté, celle de la construction du Mishkan (Tabernacle), sanctuaire de la rencontre, de l’autre.
Le Mishkan, inventaire symbolique du sacré
אֵלֶּה פְקוּדֵי הַמִּשְׁכָּן מִשְׁכַּן הָעֵדֻת אֲשֶׁר פֻּקַּד עַל־פִּי מֹשֶׁה
Voici les comptes du Tabernacle, le Tabernacle du témoignage, que l’on compta sur l’ordre de Moïse…
Le mot-racine PaKaD – qui donne son nom à notre parasha – apparaît ici deux fois, comme pour marquer l’importance silencieuse d’un mot aux multiples visages. Il signifie en effet : compter, assigner, visiter, se souvenir, prêter attention. Autant de gestes de conscience.
Dans le pshat, le sens littéral, pakad signifie ici faire l’inventaire : la Torah nous offre un relevé minutieux des métaux précieux utilisés pour ériger le Mishkan, comme si l’acte de bâtir devait toujours commencer par un regard lucide sur les ressources à disposition.
L’or, l’argent, le cuivre sont pesés. Les vêtements des prêtres sont confectionnés selon les prescriptions annoncées plus haut dans la parasha de Tétsavé. Puis Moïse oint Aaron et ses fils. Enfin, lorsque l’œuvre humaine est achevée, une nuée descend sur la construction : c’est la Shekhina, la présence divine qui vient résider au cœur de l’espace sacré, et parmi nous.
Enfin cette double clôture ouvre une nouvelle phase de la traversée du peuple : celle du désert, Bamidbar, titre du prochain livre. Et cette année, en lisant la parasha Pekoudei dans nos synagogues, nous annoncerons une autre aurore : l’avènement du mois de Nissan, lors du Shabbat ha’Hodesh.
Nissan et la renaissance spirituelle
Shabbat haHodesh, dernier des quatre shabbatot spéciaux qui relient le mois d’Adar à celui de Nissan, prépare la conscience à une transition : non seulement un nouveau mois, mais un nouveau cycle. Selon la tradition talmudique, Nissan est l’un des quatre Rashei Hashana, les commencements de l’année juive. Et comme on voit dans la parasha lue à Shabbat haHodesh, c’est lui qui porte la mémoire du tout premier commencement :
הַחֹדֶשׁ הַזֶּה לָכֶם רֹאשׁ חֳדָשִׁים רִאשׁוֹן הוּא לָכֶם לְחׇדְשֵׁי הַשָּׁנָה׃
Ce mois-ci sera pour vous le commencement des mois, il sera pour vous le premier des mois de l’année.
Avant même de sortir d’Égypte, il nous est demandé de reconfigurer notre rapport au temps ; de ne plus vivre selon le calendrier de l’oppresseur, mais selon le rythme de la libération. Le temps devient nôtre : le peuple commence à compter par lui-même.
Et de là découle le Shabbat haHodesh, une forme intensifiée de Shabbat Mevarekhim, ce Shabbat où l’on bénit le mois à venir. Mais ici, la bénédiction est double : on sanctifie un mois, et on célèbre l’aurore d’un nouveau cycle. Un commencement d’année.
Rashi suggérait que la Torah aurait pu débuter ici. Comme pour dire : ce n’est pas par la création du monde que commence le récit juif, mais par la sanctification du temps. Car le judaïsme est une spiritualité de la conscience temporelle du renouveau : la Havdala, le rite de séparation à la sortie de Shabbat, entre le jour saint et les jours de la semaine, marque l’arrivée d’un cycle hebdomadaire nouveau ; Shabbat Mevarekhim, annonce le mois à venir ; et comme déjà mentionné, nous avons quatre nouvel ans1 !
La Torah nous apprend à marquer les fins pour mieux habiter les commencements, à discerner le potentiel de renouveau au sein même de la continuité. Le mot même hadash – nouveau – est à la racine du mot hodesh, mois. Mais que signifie ce renouveau, quand les récits du passé paraissent si lointains ? Comment un sanctuaire disparu depuis deux millénaires pourrait-il encore nous parler aujourd’hui ?
Le langage divin se réinvente
C’est la question que pose le Meor Einayim, en commentant l’ouverture de notre parasha :
ומה זה שכך היה בעת שנעשה משכן ואיך הוא מורה לנו דרך היום
Et pourquoi nous dire que ce fut ainsi lorsque le Mishkan fut construit ? Que nous enseigne ce “ainsi”, aujourd’hui ?
Rav Menahem formule ce que l’on pense en silence : comment une sagesse peut-elle être éternelle ? Et voici sa réponse :
התורה היא שמותיו של הקב״ה והשם ברוך הוא הוא היה הוה ויהיה חי וקים לנצח נצחים והתורה היא גם כן
La Torah, est le Nom du Saint béni soit-Il, et le Nom divin est : « Il était, Il est, Il sera – vivant et stable pour l’éternité » et la Torah aussi.
Si elle est une orientation pour notre cheminement terrestre, la Torah, en tant qu’enseignement venant d’une sagesse qui vient de la Source de Vie, n’est pas émoussée par le temps. Elle est une manière d’atteindre l’éternité, en tant que justesse dans le présent, en tant que présence toujours renouvelée. Comment fait-elle ? Le Meor Einayim nous explique :
ובודאי בכל עת וזמן התורה מתלבשת לפני צורך העת וזמן
La Torah se revêt, à chaque époque, des habits nécessaires à ce temps-là.
Ce mot hitlabshout, s’habiller, n’est pas anodin. Toute notre parasha est habitée par les vêtements. Ceux du sanctuaire : or, argent, cuivre ; ceux des Prêtres : tuniques, ceintures, tiares. Et ceux des métaphores. Tous les vêtements, qu’ils soient faits de lin ou de langage, sont des signes. Car la Torah aussi est vêtue. Le divin aussi se voile.
Mais si les habits changent, l’essence reste. Le renouveau n’est pas rupture, mais traduction : le vêtement d’un langage, ou d’une culture, c’est l’Éternité, qui prend des formes compréhensibles pour chaque génération.
Alors que j’écris ces lignes, les oiseaux d’un matin de printemps gazouillent, les arbres fleurissent, les prés s’illuminent. Mais le printemps aussi n’est qu’un vêtement. Ce qui se renouvelle, c’est la Vie.
- TB, Rosh Hashana 2b. ↩︎