Ces dernières années, les organisations de justice sociale en Israël ont fait de la Parashat Behar le point culminant de la « Semaine de la Justice Sociale », et ancré multiples opportunités de limoud et d’action sociale dans l’altruisme sans compromis de ces chapitres – le soin des pauvres, des nécessiteux et des étrangers ; les normes éthiques applicables à tous les domaines de la vie individuelle et sociale auxquelles la Torah nous appelle. La Parashat Behar – une continuation directe de la réception de la Torah au Mont Sinaï – n’est pas seulement très détaillée dans son injonction à mener une vie morale, éthique, ancrée dans l’évasion des Israélites de la servitude. Elle constitue un modèle pour identifier les préoccupations bibliques concernant la charité, les prêts, le salaire, la sécurité alimentaire, etc., et les transposer à notre monde contemporain.
L’une des formulations les plus frappantes apparaît au chapitre 25 :
וְכִי־יָמוּךְ אָחִיךָ וּמָטָה יָדוֹ עִמָּךְ וְהֶחֱזַקְתָּ בּוֹ גֵּר וְתוֹשָׁב וָחַי עִמָּךְ׃ אַל־תִּקַּח מֵאִתּוֹ נֶשֶׁךְ וְתַרְבִּית וְיָרֵאתָ מֵאֱלֹהֶיךָ וְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ׃ אֶת־כַּסְפְּךָ לֹא־תִתֵּן לוֹ בְּנֶשֶׁךְ וּבְמַרְבִּית לֹא־תִתֵּן אׇכְלֶךָ׃ אֲנִי יְהֹוָה אֱלֹהֵיכֶם אֲשֶׁר־הוֹצֵאתִי אֶתְכֶם מֵאֶרֶץ מִצְרָיִם לָתֵת לָכֶם אֶת־אֶרֶץ כְּנַעַן לִהְיוֹת לָכֶם לֵאלֹהִים׃
Si ton frère devient pauvre et que sa main fléchit à tes côtés, tu le soutiendras, qu’il soit étranger ou résident, et qu’il vive à tes côtés. Ne prends de lui ni intérêt, ni usure ; crains ton Dieu. Qu’il vive à tes côtés, ton frère. Tu ne lui prêteras pas ton argent à intérêt, ni ne lui donneras ta nourriture à usure. Je suis l’Éternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte, pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu.
Abordant le fardeau financier et émotionnel de ceux qui sont réduits à la pauvreté, les versets 35 et 36 se terminent par une coda similaire : « qu’il vive à tes côtés » ; « qu’il vive à tes côtés, ton frère. » Pourquoi cette répétition ? Pourquoi l’accent mis à la fois sur la vie et sur la proximité (le verset dit littéralement : « avec toi ») ? Quelle est la différence entre les deux formulations en hébreu ? S’agit-il d’un énoncé de faits, comme le permettrait la langue hébraïque ? Une injonction, comme le suggèrent la plupart des traductions ?
Un courant d’interprétation majeur lit dans ce verset un principe général relatif à la justice sociale, à la charité et à la sollicitude envers les pauvres : il faut accorder aux nécessiteux de notre communauté le traitement auxquels ils sont habitués. Dans le sillage du Talmud, Maïmonide dans son Sefer Hamitzvot1 y lit une compréhension de la charité dans toute son ampleur :
היא שצונו לעשות צדקה ולחזק החלשים ולהרחיב אליהם. וכבר בא הצווי במצוה זו במלות מתחלפות, אמרו יתעלה פתוח תפתח את ידך וגו’ אמר והחזקת בו ואמר וחי אחיך עמך, והכוונה באלו הלשונות כולם אחת והוא שנעזור אותם ונחזקם די ספוקם.
וכבר התבארו דיני מצוה זו במקומות רבים בכתובות ובבא בתרא, ובאה הקבלה בזו שאפילו עני המתפרנס מן הצדקה חייב במצוה זו […].
C’est qu’Il nous a commandé de donner la charité (tzedakah) et de renforcer les faibles et de faciliter [leur situation]. Et ce commandement est déjà apparu avec des mots variés ; Dieu, qu’Il soit exalté, dit : « Tu dois sûrement ouvrir ta main, etc. » (Deutéronome 15:8) ; et Il a dit : « tu dois le soutenir » (Lévitique 25:35) ; et Il a dit : « et ton frère vivra avec toi » (Lévitique 25:36). Mais l’intention de toutes ces expressions est une ; et c’est que nous les aidions et les soutenions suffisamment pour leurs besoins.
Et les lois de ce commandement ont déjà été expliquées en de nombreux endroits dans [les traités du Talmud] Ketubot et Bava Batra. Et la tradition reçue est apparue à ce sujet, que même une personne pauvre vivant de la charité est obligée par ce commandement.
Pour Maïmonide, les répétitions emphatiques dans ces versets, ainsi que d’autres formulations dans la Torah, précisent l’étendue du commandement de la tzedaka, basée sur la solidarité et la proximité, une étendue qui inclut l’attention au mode de vie et aux standards de la personne nécessiteuse, même lorsque ces standards semblent luxueux.
Au XIXème siècle, le Netziv de Volozhyn, dans son commentaire sur la Torah, a interprété la répétition des versets 35 et 36 comme une distinction entre deux significations différentes de l’expression « qu’il vive » :
וחי אחיך. משמעות חי מתפרש על שני אופנים…
פעם משמעו חי ולא מת ופעם משמעו חי ולא עצב. וכן כאן הראשון וחי עמך קאי [עומד] על וכי ימוך אחיך גר ותושב וחי עמך. היינו שלא ימות לשחת וכאן [השני] משמעו וחי אחיך עמך שתחזיק בידו להלוות לו בלי נשך ותרבית כדי שיהיה שוה לך בחיות ולא יאכל את בשרו כאשר יהיה מוכרח לשלם נשך. ובזה דוקא אחיך משא״כ תושב רשאי לקבל ממנו נשך
« Et ton frère vivra. » Le sens de « vivre » est interprété de deux manières…
Parfois son sens est « vivant et non mort », et parfois son sens est « vivant et non triste/affligé. » Et ainsi ici, la première occurrence de « et il vit avec toi » [du verset « et si ton frère devient pauvre, étranger ou résident, et vit avec toi »] signifie ne pas mourir de sa ruine. Et ici, la deuxième occurrence [« et ton frère vivra »] signifie que ton frère vivra avec toi dans le sens où tu dois le soutenir en lui prêtant sans usure ni intérêt, afin qu’il soit égal à toi dans sa vitalité et ne soit pas forcé de « manger sa propre chair » (i.e. souffrir grandement) lorsqu’il est contraint de payer des intérêts. Et spécifiquement dans ce cas, il s’agit de « ton frère », c’est-à-dire un coreligionnaire ; concernant un résident, cependant, il est permis de prendre des intérêts de lui.
Selon le Netziv, la conception que le Torah a de la justice sociale prend en compte les multiples facettes de la vie humaine. Le verset 35 nous commande de soutenir nos frères, afin qu’ils vivent avec nous – et ne meurent pas. Contrairement à ce sens, dans le verset 36 la distinction est entre la vitalité et la détresse mentale, émotionnelle et physique : l’injonction n’est pas seulement de garder nos frères en vie mais pleins de vitalité, libérés du fardeau terrible, « dévorant la chair », des prêts et des intérêts.
Le Talmud s’intéresse également aux profondes implications pragmatiques du verset וחי עמך, dans des circonstances extrêmes : l’injonction de charité et de solidarité l’emporte-t-elle sur le droit à la propriété ? Sur le bien-être ? Plus encore, sur la survie de soi ? Un passage talmudique bien connu suggère que la tension entre deux conceptions opposées de la sollicitude pour le bien-être et la survie de l’Autre se manifeste dans les interprétations tannaïtiques de la Torah.
וְרַבִּי יוֹחָנָן, הַאי ״וְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ״ מַאי עָבֵיד לֵיהּ? מִבְּעֵי לֵיהּ לְכִדְתַנְיָא: שְׁנַיִם שֶׁהָיוּ מְהַלְּכִין בַּדֶּרֶךְ וּבְיַד אֶחָד מֵהֶן קִיתוֹן שֶׁל מַיִם, אִם שׁוֹתִין שְׁנֵיהֶם – מֵתִים. וְאִם שׁוֹתֶה אֶחָד מֵהֶן – מַגִּיעַ לַיִּשּׁוּב. דָּרַשׁ בֶּן פְּטוֹרָא: מוּטָב שֶׁיִּשְׁתּוּ שְׁנֵיהֶם וְיָמוּתוּ, וְאַל יִרְאֶה אֶחָד מֵהֶם בְּמִיתָתוֹ שֶׁל חֲבֵירוֹ. עַד שֶׁבָּא רַבִּי עֲקִיבָא וְלִימֵּד: ״וְחֵי אָחִיךָ עִמָּךְ״, חַיֶּיךָ קוֹדְמִים לְחַיֵּי חֲבֵירֶךָ.
Et Rabbi Yohanan, que fait-il de ce verset : « Et ton frère vivra avec toi » ? Il a besoin de ce verset pour une loi qui est enseignée dans une baraïta : Si deux personnes marchaient sur un chemin désert et qu’il y avait une cruche d’eau en possession de l’un d’eux, et que la situation était telle que si les deux boivent de la cruche, les deux mourront, car il n’y a pas assez d’eau, mais si un seul d’entre eux boit, il atteindra une zone habitée, il y a un désaccord quant à la halakha. Ben Petora a enseigné : Il est préférable que les deux boivent et meurent, et que ni l’un ni l’autre ne voie la mort de l’autre. C’était l’opinion acceptée jusqu’à ce que Rabbi Akiva vienne et enseigne : « Et ton frère vivra avec toi » signifie que ta vie a la priorité sur la vie de l’autre.
Le cas est relativement simple : deux personnes marchent dans le désert. L’une d’elles possède une cruche d’eau. S’ils partagent l’eau, la quantité que chacun boira ne suffira pas à empêcher la déshydratation et la conséquente mort des deux. Cependant, si seulement l’un d’entre eux boit, l’eau le maintiendra en vie jusqu’à ce qu’il atteigne la prochaine ville. L’enseignement établi par Ben Petora est que les deux devraient boire et donc mourir, plutôt que l’un boive et voie l’autre mourir (implicitement : plutôt que le propriétaire de l’eau ne porte la responsabilité et la culpabilité de la mort de l’autre). Jusqu’à ce que Rabbi Akiva utilise notre verset : « Et ton frère vivra avec toi », pour enseigner que ta vie a la priorité sur celle de ton frère.
L’interprétation de Rabbi Akiva est à première vue contre-intuitive : dans un verset qui commande explicitement la sollicitude, le soin et la charité, dans lequel Ben Petora puise implicitement sa propre interprétation et son enseignement (si les deux ne peuvent vivre côte à côte – mieux vaut que les deux meurent), Rabbi Akiva y lit une injonction à la préservation de soi. Mais la qualité contre-intuitive de cette interprétation en est aussi la force. Rabbi Akiva ne souligne pas principalement une tension (entre l’amour de soi et l’amour d’autrui, entre générosité et préservation personnelle). Ce qu’il fait surtout, c’est mettre en lumière les fondements philosophiques et éthiques du commandement « aime ton prochain comme toi-même ». Cette injonction révèle une vision de la société qui valorise une sollicitude généreuse envers la vie et le bien-être de l’autre, fondée sur le principe suprême de la valeur de chaque vie individuelle, sa préservation et son épanouissement.
La tension évoquée dans ce texte va au-delà d’une simple discussion académique entre les Tannaïm. Cette tension se manifeste concrètement dans des situations pratiques, comme l’illustre le premier chapitre de Baba Batra. Dans ce passage, la Mishna établit que les habitants d’une cour commune peuvent s’imposer mutuellement (ou imposer à l’un des résidents) la construction d’un portail et d’une porte pour l’espace partagé.
מַתְנִי׳ כּוֹפִין אוֹתוֹ לִבְנוֹת בֵּית שַׁעַר וָדֶלֶת לֶחָצֵר.
גְּמָ׳ לְמֵימְרָא דְּבֵית שַׁעַר מְעַלְּיוּתָא הִיא?! וְהָא הָהוּא חֲסִידָא דַּהֲוָה רְגִיל אֵלִיָּהוּ דַּהֲוָה מִשְׁתַּעֵי בַּהֲדֵיהּ; עֲבַד בֵּית שַׁעַר, וְתוּ לָא מִשְׁתַּעֵי בַּהֲדֵיהּ!
לָא קַשְׁיָא: הָא מִגַּוַּאי, הָא מִבָּרַאי.
וְאִי בָּעֵית אֵימָא: הָא וְהָא מִבָּרַאי, וְלָא קַשְׁיָא: הָא דְּאִית לֵיהּ דֶּלֶת, הָא דְּלֵית לֵיהּ דֶּלֶת.
אִי בָּעֵית אֵימָא: הָא וְהָא דְּאִית לֵיהּ דֶּלֶת, וְלָא קַשְׁיָא: הָא דְּאִית לֵיהּ פּוֹתַחַת, הָא דְּלֵית לֵיהּ פּוֹתַחַת.
אִי בָּעֵית אֵימָא: הָא וְהָא דְּאִית לֵיהּ פּוֹתַחַת, וְלָא קַשְׁיָא: הָא דְּפוֹתַחַת דִּידֵיהּ מִגַּוַּאי, הָא דְּפוֹתַחַת דִּידֵיהּ מִבָּרַאי.
Mishna : On force une personne à [participer] à la construction d’un portail et d’une porte à la cour. Guemara : Est-ce à dire que faire un portail est bénéfique ? Mais n’y avait-il pas cet homme pieux, avec qui le prophète Élie avait l’habitude de parler, qui construisit un portail, et après quoi Élie ne lui parla plus ?
Il n’y a pas de contradiction ! Dans un cas on parle d’un portail à l’intérieur de la cour, dans l’autre cas d’un portail à l’extérieur de la cour.
Et si tu veux, dis : dans les deux cas le portail a été construit à l’extérieur de la cour et pourtant il n’y a pas de contradiction (entre l’histoire et la Mishna) il y en a un qui a une porte et l’autre qui n’a pas de porte.
Et si tu veux, dis : dans les deux cas il a une porte, et pourtant il n’y a pas de contradiction ! Dans un cas, il faut une clef pour ouvrir la porte, dans l’autre cas, il n’y a pas de clef.
Si tu veux, dis : dans les deux cas il faut une clef, et même dans ce cas il n’y a pas de contradiction !
Dans un cas la clef est à l’intérieur, dans l’autre cas, celui de la Mishna, la clef est à l’extérieur.
La Guemara questionne la règle établie par la Mishna sur la construction obligatoire d’un portail commun en relatant l’histoire d’un homme pieux qui perdit ses conversations avec le prophète Élie après avoir construit un tel portail. La Guemara tente alors de concilier la Mishna avec la Aggada rapportée par la Guemara, en proposant différentes explications : peut-être que le portail problématique bloquait l’accès aux pauvres, ou n’avait pas de porte, ou s’ouvrait uniquement de l’intérieur.
Au-delà des détails techniques, ce débat révèle une tension fondamentale. La Mishna établit des règles de vie communautaire basées sur la justice collective, où chacun doit contribuer aux espaces partagés. Non seulement l’enseignement la Mishna est pertinent dans un univers qui valorise la propriété – elle est enracinée dans un univers qui valorise également la communauté et la solidarité. Le récit qui ouvre la discussion talmudique, cependant, fait éclater, littéralement, les portes abritées de cette communauté, et nous encourage à lire, à prendre la mesure, et à créer le sens de l’enseignement de la Mishna au-delà des limites de la question de la copropriété. Si l’on ne se soucie pas des gens à l’extérieur de la cour – les pauvres, les nécessiteux, ceux qui pourraient avoir besoin, pour toutes sortes de raisons, de s’approcher de l’entrée et de parler au gardien de l’immeuble ou à son propriétaire – ce portail pourrait marquer la fin des visites et des conversations que l’homme pieux avait avec Élie : en d’autres termes, les manquements éthiques de ce portail pourraient entraîner un appauvrissement spirituel irréparable.
L’univers de la Torah est loin d’être idéal. Il accepte l’esclavage comme une réalité ; il ne donne pas beaucoup d’autonomie aux femmes. Cependant, la tension entre différentes exigences sociales, économiques, spirituelles, affectives, au sein de la société humaine est palpable partout – dans le texte biblique, dans son interprétation rabbinique, et dans leur réinterprétation continue par les midrashim contemporains. À travers la négociation constante d’un meilleur choix éthique sur une réalité donnée, la Torah nous invite non pas à adopter une position morale idéaliste, mais à remettre perpétuellement en question nos privilèges et à repousser nos limites pour créer une société fonctionnelle et pragmatique où l’autre peut vivre dignement à nos côtés.
- Voir aussi Mishné Torah, Dons aux Pauvres 7:1. ↩︎