Les versets 9-34 du chapitre 35 des Nombres, décrivant l’ordre divin d’établir des villes refuges, espaces extraterritoriaux dévoués aux lévites et aux meurtriers non-intentionnels fuyant un vengeur de sang, ainsi que les lois relatives à ce dernier cas, dégagent une drôle d’odeur d’archaïsme. La société qui y est décrite et que les règles exprimées dans ces versets essaient de réguler est une société tribale, où règnent les systèmes de vendetta, de « blood-feud », de vengeurs de sang et de wergeld, de prix du sang.
Comme souvent avec la Torah, on voit qu’elle ne décrit pas une société idéale de type platonicienne construite à partir de zéro comme une utopie mais qu’elle part de l’existant, en l’occurrence de réalités attestées dans le Proche-Orient Ancien, qu’elle essaie d’améliorer et de corriger, d’humaniser et de faire progresser vers une forme d’universalisme en acte.
Cette caractéristique est visible ainsi dans le verset 15 :
            לִבְנֵי יִשְׂרָאֵל וְלַגֵּר וְלַתּוֹשָׁב בְּתוֹכָם תִּהְיֶינָה שֵׁשׁ הֶעָרִים הָאֵלֶּה לְמִקְלָט לָנוּס שָׁמָּה כָּל מַכֵּה נֶפֶשׁ בִּשְׁגָגָה.
        
       
    Pour les enfants d’Israël comme pour l’étranger et le domicilié parmi eux, ces six villes serviront d’asile, où pourra se réfugier quiconque a tué une personne involontairement.
En effet, dans beaucoup de cultures sans centralité étatique ni monopole de la violence légitime, soit en réalité, une très grande partie du monde, y compris actuel, les unités ne sont pas l’individu vs l’État mais des groupes, familles, familles étendues, tribus, ethnies. Non seulement le principe de responsabilité strictement individuelle n’existe pas, puisque tant la famille du criminel que celle de la victime sont des parties, mais l’identité du meurtrier, sa place dans la hiérarchie sociale, économique ou ethnique, change le set de règles applicables. L’étranger, avec lequel il n’existe pas de lien de solidarité, qui n’a pas de groupe ou famille derrière lui, est plus vulnérable à la punition la plus cruelle qu’une personne bien née, de laquelle le prix du sang sera plus aisément accepté.1
Or, sans crier gare, le verset biblique vient lancer une bombe : pour le fils d’Israel, l’étranger, le résident, une même règle de protection vient s’appliquer pour quiconque a tué une personne involontairement. Nefesh, n’importe laquelle, toutes ont la même valeur.
De même, la Torah ne s’oppose pas frontalement à l’institution du vengeur ou rédempteur du sang, goel ha-dam. Elle y voit une forme supérieure à l’institution qui lui est alternative, le kofer, le prix du sang contre lequel elle n’a pas de mots assez durs, de réprobation morale et même sacrale : (Nombres 35:31-34) :
             וְלֹא תִקְחוּ כֹפֶר לְנֶפֶשׁ רֹצֵחַ אֲשֶׁר הוּא רָשָׁע לָמוּת כִּי מוֹת יוּמָת. וְלֹא תִקְחוּ כֹפֶר לָנוּס אֶל עִיר מִקְלָטוֹ לָשׁוּב לָשֶׁבֶת בָּאָרֶץ עַד מוֹת הַכֹּהֵן. וְלֹא תַחֲנִיפוּ אֶת הָאָרֶץ אֲשֶׁר אַתֶּם בָּהּ כִּי הַדָּם הוּא יַחֲנִיף אֶת הָאָרֶץ וְלָאָרֶץ לֹא יְכֻפַּר לַדָּם אֲשֶׁר שֻׁפַּךְ בָּהּ כִּי אִם בְּדַם שֹׁפְכוֹ. וְלֹא תְטַמֵּא אֶת הָאָרֶץ אֲשֶׁר אַתֶּם יֹשְׁבִים בָּהּ אֲשֶׁר אֲנִי שֹׁכֵן בְּתוֹכָהּ כִּי אֲנִי יְהוָה שֹׁכֵן בְּתוֹךְ בְּנֵי יִשְׂרָאֵל.
        
       
    Vous n’accepterez point de rançon pour la vie d’un meurtrier, s’il est coupable et digne de mort : il faut qu’il meure. Vous n’accepterez pas non plus de rançon pour que, dispensé de fuir dans la ville de refuge, on puisse revenir habiter dans le pays avant la mort du pontife. De la sorte, vous ne souillerez point le pays où vous demeurez. Car le sang est une souillure pour la terre ; et la terre où le sang a coulé ne peut être lavée de cette souillure que par le sang de celui qui l’a répandu. Ne déshonorez point le pays où vous habiterez, dans lequel je résiderai ; car moi-même, Éternel, je réside au milieu des enfants d’Israël.
Le wergeld, littéralement prix de l’homme, est pourtant une institution qui a sa propre logique d’apaisement et d’évitement des cycles de vengeances, de blood-feuds, est considéré ici comme une souillure, une profanation, une abomination à même de faire fuir la présence de la divinité. Il semble qu’elle enfreigne une loi de l’économie sacrée du sang, qui par une relation de sympathie, ne peut être expié que par le sang. Comme le dit le vieil adage bédouin “le sang ne vieillit pas”. L’argent quant à lui, ne possède pas cette capacité expiatrice, lui qui ne sait que profaner.
Si l’on suit le psychologue évolutionniste Jonathan Haidt, le couple sainteté/dégradation appartient de plein droit au domaine de la morale, bien loin des seuls équité/tricherie et soin/blessure auxquels les systèmes occidentaux libéraux limitent son domaine. La révulsion ressentie face aux infractions liées au sacré est bien une émotion morale. Plus encore, ici, elle semble exprimer un très haut degré de désapprobation.2
Reste que si l’institution du goel ha-dam respecte elle, cette loi morale et sacrale du sang, et est donc supérieure à celle du kofer, elle est aussi potentiellement dangereuse en ce qu’elle peut déclencher le cycle de la violence. Là encore, nous voyons la Torah non pas interdire de front une pratique mais la limiter, la réguler et surtout insérer la voix de la loi centralisée : (Nombres, 35-25)
            וְהִצִּילוּ הָעֵדָה אֶת הָרֹצֵחַ מִיַּד גֹּאֵל הַדָּם וְהֵשִׁיבוּ אֹתוֹ הָעֵדָה אֶל עִיר מִקְלָטוֹ אֲשֶׁר נָס שָׁמָּה וְיָשַׁב בָּהּ עַד מוֹת הַכֹּהֵן הַגָּדֹל אֲשֶׁר מָשַׁח אֹתוֹ בְּשֶׁמֶן הַקֹּדֶשׁ.
        
       
    Et cette assemblée soustraira le meurtrier à l’action du vengeur du sang, et elle le fera reconduire à la ville de refuge où il s’était retiré ; et il y demeurera jusqu’à la mort du grand-pontife, qu’on aura oint de l’huile sacrée.
La eda, le corps citoyen représentant ici le peuple souverain et sa loi, sauve le meurtrier des mains de son vengeur de sang et a le devoir de le protéger jusqu’à son arrivée au sein de la ville de refuge, hors de laquelle il reste sacer, c’est à dire mort en sursis dont le sang est licite sans que le vengeur ne soit exposé à des sanctions. Ce que l’on voit à l’œuvre dans ce verset, c’est l’objectivité de la loi qui diffère des pratiques traditionnelles de règlement des conflits et des crimes et son application centralisatrice.
Reste à saisir le lien que la Torah fait entre l’existence du grand-prêtre et la peine du meurtrier non intentionnel, dont l’existence se voit potentiellement menacée sitôt qu’il n’est plus dans la zone extraterritoriale des lévites, eux aussi des prêtres, des fonctionnaires du sacré. Nous n’allons certainement pas résoudre un des mystères interprétatifs les plus passionnants de la Torah en quelques lignes. Mais si l’on note que le grand-prêtre, le Cohen gadol, est en charge du sacrifice d’expiation le plus important de l’année, celui du Yom Kippour, donc du sang versé légitimement, en accord avec le rituel et dans une optique de purification, de rachat, alors l’opposition avec le meurtrier se fait flagrante. Les versets 31-34 cités ci-dessus faisaient s’enchaîner la mention du grand-prêtre et la profanation que constituait le sang non expié proprement.
Si l’on admet que la fonction du sacrifice animal dans une société est cathartique de la violence entre humains alors on peut imaginer pourquoi la mort du grand-prêtre faisait fonction d’amnistie : sa mort rachète symboliquement les anomalies du sang versé improprement et non recouvert selon les règles du rite et des lois du sang.
Alors que nous constatons tous les jours les risques de l’affaiblissement du monopole de la violence par l’État centralisé et le caractère cyclique et sanglant des vengeances de sang, des vendettas et des agressions tribales liées aux identités religieuses et nationales, la sagesse de la Torah n’a rien perdu de sa puissance d’éducation de l’humanité.
- On consultera avec intérêt l’ouvrage de Norbert Rouland, Aux Confins du Droit, Anthropologie Juridique de la Modernité, 1991, disponible en ligne gratuitement et légalement sur https://classiques.uqam.ca/ ↩︎
- Dr.Ygal Bloch cite dans son article https://www.thetorah.com/article/blood-vengeance-in-ancient-near-eastern-context la lettre A697 de la correspondance de Yasim-El à Zimri Lim roi de Mari, exprimant un même dégoût/désapprobation à l’idée d’accepter de l’argent contre une vie. ↩︎