La jalousie des frères

Le récit de la parasha Vayeshev s’ouvre sur l’histoire de Joseph alors âgé de 17 ans, présenté comme le fils préféré de son père Jacob. Ce favoritisme est affiché de manière manifeste, notamment lorsque Jacob offre à Joseph une tunique rayée. Le texte précise également que Joseph médit de ses frères, attisant leur hostilité à son égard. Leur animosité augmente après que Joseph a raconté ses rêves, où il se voit telle une gerbe droite alors que les gerbes de ses frères s’inclinent devant la sienne. Dans le deuxième rêve, il décrit le soleil, la lune et onze étoiles se prosternant devant lui1.

Plus tard, Jacob envoie Joseph auprès de ses frères qui font paître les troupeaux à Sichem. Ses frères, l’ayant aperçu de loin, projettent de le tuer. Finalement, ils choisissent de le jeter dans une citerne, puis de le vendre aux Ismaélites. Afin de masquer leur acte, ils prennent la tunique de Joseph, la trempent dans le sang d’un animal qu’ils ont égorgé et la rapportent à Jacob qui conclut alors à la mort de son fils préféré2.

Selon la plupart des commentateurs, l’hostilité des frères vis-à-vis de Joseph serait uniquement due à la jalousie : Joseph était le fils préféré de Jacob, il avait reçu une tunique que ses frères n’avaient pas, il faisait preuve d’arrogance et rapportait des propos négatifs sur eux.

Mais ces raisons suffisent-elles à justifier l’idée d’assassiner son propre frère ? Dans de nombreuses familles, il existe un fils préféré, ou un adolescent de 17 ans vaniteux et parlant mal à propos des autres membres de la famille. Pourtant, ces situations, aussi désagréables soient-elles, ne conduisent pas à des complots meurtriers ! De plus, si Joseph a 17 ans, ses frères aînés sont déjà adultes. Il semble donc peu crédible qu’ils puissent nourrir une jalousie aussi intense pour des motifs aussi puérils !

L’hypothèse proposée ici est que la haine des frères envers Joseph trouve ses racines dans un enjeu bien plus profond : la rivalité entre les deux lignées issues de Jacob pour la conquête du droit d’aînesse et, par conséquent, de la succession. Il ne s’agit donc pas simplement d’une affaire de jalousie entre frères, mais d’une lutte entre la descendance de Léa et celle de Rachel pour obtenir la primauté au sein de la famille.

Le droit d’aînesse

Pour mieux saisir la profondeur des rivalités au sein du clan de Jacob, il est essentiel de s’arrêter sur la notion du droit d’aînesse et sur son importance dans la tradition hébraïque. En effet, selon le droit hébreu, les biens familiaux sont considérés comme une propriété collective, transmise de génération en génération. Le patriarche, détenteur de l’autorité, en assure la gestion jusqu’à sa mort. À sa disparition, la direction de la famille revient normalement au fils aîné ; ce dernier bénéficie d’une double part de l’héritage et devient le chef du clan, exerçant ainsi son autorité sur ses frères et sœurs, ainsi que sur les veuves et les esclaves. Ce principe est évoqué dans plusieurs passages de la Torah3. En Égypte, le fils aîné a également la charge du rite funéraire4, dont nous reparlerons plus tard. Dans la logique familiale, ce rôle devait donc revenir à Ruben, le fils aîné de Jacob.

Toutefois, l’histoire de Jacob elle-même est marquée par des épisodes de contestation du droit d’aînesse. L’exemple le plus célèbre demeure l’épisode où Jacob acquiert le droit d’aînesse d’Ésaü en échange d’un plat de lentilles5. Cet échange n’est pas un cas isolé, le thème de la substitution de l’aîné traverse toute la vie de Jacob :

  • Lorsque Jacob travaille sept ans chez Laban pour épouser Rachel, il se retrouve finalement marié à Léa, l’aînée, parce que « ce n’est pas l’usage, dans notre pays, de marier la cadette avant l’aînée »6. Ainsi, alors que Jacob avait lui-même renversé l’ordre de succession, il est à son tour confronté à une substitution imposée par Laban.
  • Un autre épisode marquant concerne la naissance des jumeaux de Judas et Tamar. Au moment de l’accouchement, l’un des jumeaux sort d’abord la main, marquée par un fil d’écarlate pour désigner l’aîné7. Pourtant, c’est finalement son frère, Pérets, qui naît le premier, illustrant de nouveau l’échange des places entre aîné et cadet.
  • À la fin de sa vie, Jacob reproduit ce schéma lorsqu’il bénit les deux fils de Joseph, Éphraïm et Manassé. Bien que Manassé soit l’aîné, Jacob croise les mains et place sa main droite sur la tête d’Éphraïm, le cadet, lui attribuant ainsi la bénédiction principale. Joseph « souleva la main de son père pour la faire passer de la tête d’Éphraïm sur la tête de Manassé et il dit à son père : pas ainsi, mon père ! Puisque celui-ci est l’aîné, mets ta main droite sur sa tête. Son père s’y refusa et dit : je le sais, mon fils, je le sais […] »8

Au total donc, quatre épisodes explicites au cours de la vie de Jacob témoignent de cette inversion du droit d’aînesse : l’achat du droit d’aînesse d’Ésaü, la substitution des épouses par Laban, la naissance des jumeaux de Tamar, et la bénédiction des fils de Joseph. Dès lors, il est légitime de se demander si l’histoire de Joseph ne constituerait pas une cinquième occurrence de cette thématique.

J’irai même plus loin : je pense que la rivalité pour le droit d’aînesse entre les deux lignées issues de Jacob, celles de Léa et de Rachel, est un élément fondamental au cœur du récit de l’histoire de Joseph. Cette opposition ne se limite pas à de simples tensions familiales. Elle constitue la trame du schéma narratif, déterminant la dynamique entre les personnages et le déroulement des événements. Ainsi, la réconciliation entre Joseph et ses frères représente bien plus qu’un apaisement des conflits ; elle marque la résolution de cette rivalité et permet alors le transfert du droit d’aînesse, qui passe de Ruben, le fils aîné de Jacob issu de Léa, à Joseph, le fils aîné de Rachel9.

La rivalité entre Léa et Rachel

Remontons quelques années plus tôt, avant la naissance de Joseph.

Jacob est père de plusieurs enfants avec Léa, une épouse qu’il n’a pas choisie, mais avec laquelle il s’est retrouvé marié à la suite de la tromperie orchestrée par son beau-père. Rachel, la femme que Jacob aime véritablement, souffre de ne pas pouvoir tomber enceinte, ce qui accentue sa détresse et attise une rivalité intense entre les deux sœurs.

Léa, consciente du manque d’affection de Jacob à son égard, espère gagner son amour grâce à la naissance de ses enfants. Après avoir donné trois fils à Jacob, elle s’exclame : « Désormais, mon époux me sera attaché, puisque je lui ai donné trois fils. C’est pourquoi on l’appela Lévi. »10

De son côté, Rachel est stérile. Elle est jalouse de sa sœur et cherche à compenser son incapacité à enfanter en donnant sa servante Bilha à Jacob comme concubine. Les deux fils que Bilha met au monde, Dan et Naphtali, sont adoptés par Rachel. Elle y voit une victoire sur sa sœur et déclare : « c’est une lutte de Dieu que j’ai entreprise contre ma sœur, et pourtant je triomphe ! »11

Léa, à son tour dans l’incapacité d’avoir d’autres enfants, recourt alors à la même stratégie que sa sœur : elle donne sa servante Zilpa à Jacob. Les deux enfants nés de cette union, Gad et Asher, sont également adoptés par Léa12. Ruben, le fils aîné de Léa, intervient aussi dans cette rivalité avec l’épisode des mandragores (les mandragores, associées à la fertilité, sont censées favoriser la conception). Grâce à cette intervention, Léa tombe de nouveau enceinte. À la naissance de son sixième fils, elle s’exclame : « Désormais mon époux fera de moi sa compagne car je lui ai enfanté six fils » (Genèse 30, 20).

Enfin, le miracle attendu se produit : Rachel, l’épouse préférée et celle que Jacob a tant attendue chez Laban, met finalement au monde un fils. À travers la naissance de Joseph, Rachel retrouve son honneur de mère, affirmant que « Dieu a effacé [sa] honte »13. Elle donne à son fils le nom de Joseph. Quelques années plus tard, Rachel meurt en donnant naissance à un second fils, Benjamin.

La prise de pouvoir de Ruben

Alors que Jacob est plongé dans le deuil de Rachel, son épouse bien-aimée, Ruben, le fils aîné de Jacob, profite du moment de vulnérabilité de son père pour affirmer brutalement sa position d’héritier « en allant cohabiter avec Bilha »14, la servante de Rachel.

Par cette action, Ruben s’impose avec violence comme le successeur légitime à la tête du clan familial, revendiquant ainsi ses privilèges d’aîné, dont la possession des servantes. Jacob ne manifeste aucune réaction à cette provocation, laissant ainsi entendre par son silence, une forme d’acceptation tacite de la situation imposée par son fils.

Joseph grandit sans sa mère, mais protégé, gâté et aimé par son père. Ses frères le détestent car il est le fils de Rachel, la préférence de leur père leur rappelant la rivalité des deux sœurs.

La trahison des frères et la réconciliation

Lorsque Ruben et ses frères prennent connaissance des rêves de Joseph, dans lesquels il se voit un jour devenir le chef de la famille, ils perçoivent immédiatement en lui un rival sérieux. Joseph incarne la lignée de cœur, représentée par Rachel, en opposition à la lignée légitime, issue de Léa. Cette opposition nourrit la jalousie et l’animosité de ses frères.

Profitant d’une occasion où Joseph se trouve isolé, loin de la maison familiale, les frères décident d’agir pour l’écarter. Ils mettent alors en œuvre un plan afin de le neutraliser. Aucun d’entre eux ne trahit le secret familial : tous restent solidaires et s’efforcent ensuite de réconforter leur père, plongé dans une douleur inconsolable, sans lui révéler la vérité sur le sort de Joseph.

Par la suite, Joseph est emmené en Égypte. Il connaît d’abord la chute, puis gravit progressivement les échelons jusqu’à devenir vice-ministre d’Égypte. C’est dans cette fonction qu’il retrouve ses frères, descendus en Égypte pour chercher de la nourriture en période de famine. Probablement que durant toutes ces années, Joseph ne cesse de s’inquiéter pour son plus jeune frère, Benjamin, qui partage avec lui la même lignée maternelle. Il redoute que Benjamin ait subi le même sort que lui, victime de la jalousie de leurs frères.

Aussi, lorsqu’il apprend que Benjamin est toujours vivant, Joseph insiste pour qu’il soit amené auprès de lui, pour le protéger. Le moment où Joseph revoit finalement Benjamin est marqué par une intense émotion. La réconciliation peut se faire lorsqu’il constate que ses frères, à travers Judas, expriment de profonds remords pour leur conduite passée et s’engagent à protéger Benjamin, quitte à mettre leur propre vie en jeu15.

Joseph, touché par le comportement de ses frères, peut alors révéler sa véritable identité.

La transmission du droit d’aînesse à Joseph

Lorsque Jacob apprend que Joseph est toujours vivant, il part de Canaan pour s’installer en Égypte avec toute sa famille. Les années passent et Jacob sent sa fin approcher : il fait venir Joseph auprès de lui et lui confie la charge de ses funérailles16. Par ce geste, Jacob reconnaît à Joseph la fonction de fils premier-né, responsable des rites et de la mémoire familiale selon la tradition égyptienne.

Peu avant sa mort, Jacob convoque de nouveau Joseph, accompagné de ses deux fils, Manassé et Éphraïm. Il annonce alors qu’il adopte ses deux petits-enfants comme ses propres fils, leur accordant à chacun une part d’héritage équivalente à celle des autres fils de Jacob. Ainsi, à travers Manassé et Éphraïm, Joseph reçoit la double part réservée à l’aîné.

Cela marque la transmission officielle du droit d’aînesse à Joseph, qui a été retiré à Ruben, le fils aîné, à cause de sa faute envers son père.

Les frères acceptent l’autorité de Joseph, se prosternent devant lui et reconnaissent en lui le nouveau chef du clan. La prophétie des rêves d’enfance de Joseph est réalisée17.

Pour appuyer cette lecture, je vous propose de lire les deux premiers versets du cinquième chapitre des Chroniques I, qui viennent confirmer le transfert du droit d’aînesse :

דברי הימים א ה א-ב

 

Chroniques I 5:1-2

Voici les descendants de Ruben, le premier-né d’Israël. C’était, en effet, le premier-né, mais comme il avait profané la couche de son père, son droit d’aînesse fut attribué aux fils de Joseph, fils d’Israël, sans que ce dernier portât, dans les généalogies, le titre d’aîné. Si Judas l’emporta sur ses frères et donna le jour à un prince, c’est à Joseph que fut dévolue l’aînesse.

Avec la réconciliation de Joseph et de ses frères, les rivalités fraternelles qui ont jalonné la Genèse — celles de Caïn et Abel, Isaac et Ismaël, Jacob et Ésaü, Rachel et Léa — trouvent leur résolution. S’ouvre alors une nouvelle histoire dans le récit des Hébreux, où l’alliance entre deux frères, Moïse et Aaron, sera désormais possible.

  1. Genèse 37:1-9. ↩︎
  2. Genèse 37:12-33. ↩︎
  3. Voir Genèse 27:29 et la codification de la loi en Deutéronome 21:17. ↩︎
  4. A. Moret, « Le privilège du fils aîné, en Égypte et en Mésopotamie », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1933, 77-1, pp. 82-94 ↩︎
  5. Voir le chapitre 27 de la Genèse. ↩︎
  6. Genèse 29:26. ↩︎
  7. Genèse 38:28-30. ↩︎
  8. Genèse 48:14-19. ↩︎
  9. Pour une réflexion complémentaire sur la résolution qui structure le récit de Joseph, voir l’addendum. ↩︎
  10. Genèse 29:34. ↩︎
  11. Genèse 30:6-8. ↩︎
  12. Genèse 30:10-13. ↩︎
  13. Genèse 30:23. ↩︎
  14. Genèse 35:22. ↩︎
  15. Genèse 44:33. ↩︎
  16. Genèse 47, 29-30. ↩︎
  17. Premier rêve : lorsque la famine frappe Canaan, les frères de Joseph descendent en Égypte pour se procurer du blé. Ils se retrouvent devant Joseph, devenu « le gouverneur de la contrée […] qui faisait distribuer le blé à tout le peuple du pays » (Genèse 42,6). À cette occasion, ils se prosternent devant lui, sans le reconnaître. Cet épisode fait écho de manière évidente au premier rêve de Joseph : les gerbes de ses frères s’inclinaient devant sa propre gerbe, symbole de reconnaissance et de soumission à son autorité. Deuxième rêve : la pleine reconnaissance de Joseph comme chef de la famille intervient à la fin du récit, lorsque ses frères, conscients de leurs torts, se prosternent devant lui et lui demandent pardon. Sur le sujet des rêves, voir cet article. ↩︎