Cet article explore la position de Yeshayahou Leibowitz sur la question toujours d’actualité : les textes halakhiques étant à notre disposition sont-ils encore pertinents face aux changements de notre société ?

Dans un célèbre dialogue enregistré en 1993 entre Leibowitz et Tamar Ross, théologienne du féminisme religieux, il affirmait1 :

« Le problème du statut de la femme n’est pas lié au changement de conditions mais au fait qu’il ne s’agisse pas de la même femme dont parle la halakha ! Il ne s’agit pas d’un changement dans la halakha, il s’agit du fait que pour plus de la moitié du peuple d’Israël – les femmes – il n’y a point de halakha. La halakha ne connaît pas la femme qui d’un côté, est mère de six enfants, et qui, de l’autre, étudie la physique à l’Université Hébraïque [de Jérusalem]. »

Dans le même ordre d’idée, Leibowitz écrit :

« Il ne s’agit pas de faire avancer la halakha, il s’agit de choses dont la halakha ne traite pas. La halakha ne parle pas de l’État d’Israël, ne parle pas de la femme, ne parle presque pas de problèmes de fond. La halakha ne parle pas du fait qu’il existe des homosexuels – les juifs ne sont pas suspectés [d’homosexualité]2. Le peuple d’Israël, notre peuple, n’est plus le peuple dont la halakha traitait. Le peuple d’Israël n’est plus systématiquement lié à la [pratique de la] Torah, c’est un fait historique que la halakha ignore. »

Tout en estimant que Leibowitz exagère un peu trop, comme toujours, je ne peux m’empêcher de penser qu’il pointe du doigt un des problèmes fondamentaux du judaïsme d’aujourd’hui : la halakha ne traite pas d’une bonne partie de notre réalité.

La femme moderne

La halakha ne connaît pas la femme moderne mais uniquement la femme des sociétés patriarcales, celle qui n’a aucune indépendance et qui appartient toujours à un homme – un père ou un époux. Tous les textes halakhiques traditionnels partent du présupposé de leur époque, selon lequel la femme n’est pas libre. Par exemple, la halakha dispense les femmes des commandements positifs liés au temps car « La femme doit servir son mari et si elle était astreinte aux mitsvot liées au temps, il est possible qu’au moment où elle les accomplit son mari exige qu’elle le serve. Si elle choisit de suivre le commandement de son Créateur – malheur à elle vis-à-vis de son mari ! Et si elle obéit à son mari et délaisse le commandement du Créateur – malheur à elle vis-à-vis de son Dieu. C’est pourquoi Dieu l’a dispensé des commandements, pour qu’elle puisse être en paix avec son mari 3. »

Durant des millénaires, les femmes de toutes les cultures ressemblaient à celles décrites par l’Aboudarham4. Certains choisissent l’apologie et tentent tant bien que mal d’expliquer en des termes plus modernes l’idée développée plus haut. Mais – ne nous mentons pas – cette idée ne colle plus du tout avec le monde d’aujourd’hui. Le couple moderne est de plus en plus égalitaire, et nul époux juif occidental ne songerait à s’emporter contre sa femme si cette dernière accomplit un commandement divin au lieu de le servir.

L’État d’Israël

Leibowitz prend l’État d’Israël comme second exemple. La halakha ne connaît ni la démocratie, ni la possibilité d’un judaïsme en majorité laïque. Il s’agit là de deux éléments totalement nouveaux pour la tradition juive. Une partie du monde religieux opte pour la négation : ces deux éléments sont vus comme des catastrophes temporaires, censées disparaître avec le temps et l’aide de Dieu. Mais force est de constater que ce ne sera probablement pas le cas. Le peuple juif tout entier reviendra-t-il un jour à une orthodoxie stricte ? Si oui, dans combien de siècles ? Voudrions-nous d’une théocratie ? J’en doute fort. La halakha ne prend donc pas en compte cette réalité qui lui était inconnue.

L’homosexualité

Enfin, Leibowitz touche aux changements des mœurs de notre société à travers l’homosexualité. La halakha connaît évidement l’acte homosexuel, qu’elle interdit, mais elle ne connaît pas une réalité où une minorité conséquente de juifs et juives se disent homosexuels. Signalons au passage, qu’il ne s’agit pas d’un choix volontaire mais d’une donnée. La plupart des homosexuels ne peuvent pas changer d’orientation sexuelle et se faire hétérosexuels.

Comme nous avons vu, le Talmud, repris plus tard par le Shoulhan Aroukh, statue que « Les juifs ne sont pas suspectés [d’homosexualité] ». Cette affirmation a des conséquences halakhiques, à commencer par le fait que deux hommes juifs peuvent s’isoler, ce qui n’est pas le cas pour un juif et un non-juif, ou un homme et une femme. Admettre le changement de réalité devrait pousser à un changement de la halakha toute entière à ce sujet.

La halakha ne parle pas de l’État d’Israël, ne parle pas de la femme, ne parle presque pas de problèmes de fond.

Pour aller encore plus loin, je dirai que de manière générale, la société toute entière a radicalement changé en ce qui concerne les mœurs. La société est désormais mixte et ne légifère plus la morale, ce qui entraîne une multitude de conséquences, à commencer par la possibilité immédiate de satisfaire tous ses désirs. À bien des niveaux, la halakha semble être en décalage avec la réalité. Elle statue par exemple que « la voix d’une femme est nudité », mais quel homme vivant dans notre société détecterait quoi que ce soit d’érotique dans un chant féminin banal, que nous avons l’habitude d’écouter à la radio, à l’opéra ou en concert ?

On peut élargir cette réflexion en s’interrogeant sur la pertinence des lois interdisant tout contact physique, même amical, entre les sexes. Pour un jeune juif vivant dans la société d’aujourd’hui, cet interdit semble sans nul doute décalé. Alors que les rues, les films, les médias et la culture débordent d’éléments érotiques, la halakha suppose qu’une simple poignée de mains provoquerait des pensées déplacées. Si l’on admet tout de même la pertinence de cette loi, il faudrait alors s’interroger sur la nécessité de l’élargir aux deux sexes, puisque nul ne peut nier la réalité de l’homosexualité.

Le monde ultra-orthodoxe obéit, dans une certaine mesure, à une logique implacable en choisissant de se tenir à l’écart d’une société qu’il perçoit comme décadente. Cependant, il est impossible de vivre en Occident sans être, d’une manière ou d’une autre, en contact avec cette culture. Les centaines de blogs anonymes, rédigés par des individus issus des cercles les plus fermés de l’orthodoxie américaine, en sont une preuve éclatante. Ces écrits révèlent une connaissance approfondie d’un monde qu’on s’est efforcé de leur dissimuler. Autrement dit, quiconque lit ce billet doit reconnaître que le simple fait d’avoir accès à Internet constitue déjà une fenêtre ouverte sur une société dont les valeurs diffèrent profondément de celles de la halakha.

Faut-il créer de nouvelles lois ?

Faut-il créer de nouvelles halakhot ? Oui et non. Je dirai plutôt qu’il faudrait légiférer sur ces nouveaux éléments à la lueur de la tradition halakhique.

Prenons le cas du statut de la femme. Quel est ce statut dans la société d’aujourd’hui ? La femme est-elle devenue la copie parfaite de l’homme ? Garde-t-elle vraiment une plus grande implication dans la vie familiale, l’empêchant de prendre sur elles les commandements positifs liés au temps ? De ces nouvelles questions devraient surgir des conclusions halakhiques évidentes. Parfois c’est déjà ce qui se passe, même si beaucoup trop lentement. Par exemple, malgré l’interdit explicite d’enseigner la Torah à sa fille, il n’existe presque plus de milieux religieux fermant totalement les portes de l’étude aux femmes.

La place de l’État d’Israël risque d’être bien plus compliquée, car elle touche à la fois aux domaines politique et religieux. Accepter la réalité de l’État d’Israël, c’est accepter le fait que le peuple juif tout entier repasse peu à peu du statut de religion au statut de peuple, avec tout ce que ce nouveau statut implique.

Enfin, la redéfinition des rapports entre les sexes, la prise en compte de l’homosexualité et des autres changements de mœurs risquent bien d’être les éléments les plus sensibles. Il suffit de constater que la société non-juive est elle-même en débat depuis des décennies, alors que le judaïsme – tout au moins le judaïsme halakhique – n’a pour l’instant presque pas touché au sujet.

Malgré la crainte que ces nouvelles questions peuvent entraîner, je suis persuadé que nous devrions les regarder d’un œil positif. Elles sont une opportunité inespérée de renouveler le monde juif tout entier. La Torah a survécu à deux mille ans d’exil, aux persécutions anti-juives, aux assimilations massives, elle survivra sans aucun doute à ces nouveaux enjeux. Ne laissons pas la Torah perdre toute pertinence dans notre société.

Contenu issu du blog Aderaba, publié pour la première fois le 10 mars 2013

  1. Les citations de Leibowitz proviennent d’un article paru dans le journal Haaretz le 6 février 2013. ↩︎
  2. Voir Kiddushin 82a. ↩︎
  3. D. Aboudarahm, Tikoun hatefilot vé-inayéém, troisième portique. ↩︎
  4. R. David Aboudharam, rabbin sépharade qui a vécu à Seville dans la première partie du XIV siècle. ↩︎