La Parasha de Pinhas peut se lire comme une parabole mettant en miroir deux réactions opposées face à l’injustice. D’un côté celle de Pinhas, outré par l’insolence blasphématoire des siens, et de l’autre celle des filles de Tselophehad, révoltées par l’iniquité d’un système qui les exclut. Au lecteur le soin de discerner entre les lignes où va la préférence biblique…
Rappelons les faits : notre paracha s’ouvre dans le sang et la furie. Pinchas, petit-fils d’Aharon, tue Zimri et Cozbi, qui non contents d’avoir contracté une union interdite – Cozbi est midianite- avaient osé profaner le sanctuaire en y accomplissant des actes obscènes. Le zèle de Pinhas ne tolère pareille souillure : il transperce les deux amants de sa lance. S’ensuit un pacte troublant : Dieu récompense Pinhas, par une ברית שלום / alliance de paix. La péricope se conclut par le célèbre épisode des cinq filles de Tselophehad demandant à Moïse justice : elles réclament et obtiennent une part de la portion de leur père, mort sans héritiers mâles :
לָמָּה יִגָּרַע שֵׁם־אָבִינוּ מִתּוֹךְ מִשְׁפַּחְתּוֹ כִּי אֵין לוֹ בֵּן תְּנָה־לָּנוּ אֲחֻזָּה בְּתוֹךְ אֲחֵי אָבִינוּ׃
Faut-il que le nom de notre père disparaisse du milieu de sa famille, parce qu’il n’a pas laissé de fils ? Donne-nous une propriété parmi les frères de notre père !
À la furie justicière d’un Pinhas, les filles de Tselophehad opposent leurs doléances argumentées. Les deux voies, pour autant opposées, semblent également couronnées de succès : ainsi, le geste de Pinhas est agréé par Dieu et met fin à l’épidémie qui frappait les Hébreux.
Cependant, si le pacte d’alliance de Pinhas est plus retentissant et ostentatoire, le Talmud nous rapporte
que ce sont les filles de Tselophehad qui méritent de voir une mitsva inscrite en leur nom :
אֶלָּא, כִּדְתַנְיָא: רְאוּיָה פָּרָשַׁת נַחֲלוֹת שֶׁתִּיכָּתֵב עַל יְדֵי מֹשֶׁה רַבֵּינוּ, אֶלָּא שֶׁזָּכוּ בְּנוֹת צְלָפְחָד וְנִכְתְּבָה עַל יָדָן.
Il est enseigné dans une baraïta : Il aurait été approprié que la parasha sur les héritages soit attribuée à Moïse, notre maître (c’est-à-dire en introduisant la halakha par la formulation habituelle : « Et l’Éternel parla à Moïse, et dit »). Mais les filles de Tselophehad obtinrent ce mérite et la halakha fut écrite en la leur attribuant.
Cette baraïta offre une sorte de mise en abyme de la question des filles de Tselophehad dans le récit biblique : celle de l’héritage, et avec elle, celle de la mémoire. Quel nom sera retenu ou effacé de l’histoire ? Le français comme l’hébreu ne font pas secret du lien qui unit ces deux questions : yihus et yerusha, la filiation et l’héritage, patrimoine et patronyme : l’argent et le nom que l’on transmet.
La tradition semble offrir ici aux filles de Tselophehad une double réparation. Les versets les restaurent dans leur héritage matériel, la portion de terre de leur père leur revient ; le Talmud leur offre un rétablissement de l’héritage pour l’avenir : c’est en leur nom, et pour l’éternité, que la loi est inscrite.
Leur demande de justice ne s’est pas contentée de changer une situation de fait pour une famille ; à un moment donné, révolu, il a changé l’avenir. Quelle audace de la part du Talmud que de présenter la Torah comme un livre incomplet, en rédaction, invitant celles et ceux à qui la Torah fait offense à venir porter leurs griefs auprès d’une Loi susceptible d’amendements.
À l’ombre de l’héroïsme des filles de Tselophehad, on trouve deux versets davantage délaissés par les commentaires traditionnels, mais qui ont su mériter l’attention du midrash :
יִפְקֹד יְהֹוָה אֱלֹהֵי הָרוּחֹת לְכׇל־בָּשָׂר אִישׁ עַל־הָעֵדָה׃ אֲשֶׁר־יֵצֵא לִפְנֵיהֶם וַאֲשֶׁר יָבֹא לִפְנֵיהֶם וַאֲשֶׁר יוֹצִיאֵם וַאֲשֶׁר יְבִיאֵם וְלֹא תִהְיֶה עֲדַת יְהֹוָה כַּצֹּאן אֲשֶׁר אֵין־לָהֶם רֹעֶה׃
Que l’Éternel, le Dieu des esprits de toute chair, institue un chef sur cette communauté, qui marche sans cesse à leur tête et qui dirige tous leurs mouvements, afin que la communauté de l’Éternel ne soit pas comme un troupeau sans pasteur.
Le midrash va s’interroger sur le sens de cette surprenante expression « Dieu des esprits de toute chair ». Il rapporte ainsi :
כְּשֵׁם שֶׁאֵין פַּרְצוּפֵיהֶם שָׁוִין זֶה לָזֶה, כָּךְ אֵין דַּעְתָּם שָׁוִין זֶה לָזֶה, אֶלָּא כָּל אֶחָד וְאֶחָד יֵשׁ לוֹ דַּעַת בִּפְנֵי עַצְמוֹ.
תֵּדַע לְךָ שֶׁהוּא כֵּן, מֹשֶׁה מְבַקֵּשׁ מִן הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא בִּשְׁעַת מִיתָתוֹ, וְאוֹמֵר לְפָנָיו, רִבּוֹנוֹ שֶׁל עוֹלָם, גָּלוּי וְיָדוּעַ לְפָנֶיךָ דַּעְתָּם שֶׁל כָּל אֶחָד וְאֶחָד, וְאֵין בְּשֶׁל בָּנֶיךָ דּוֹמֶה זֶה לָזֶה. כְּשֶׁאֲנִי מִסְתַּלֵּק מֵהֶן, בְּבַקָּשָׁה מִמְּךָ אִם בִּקַּשְׁתָּ לְמָנוֹת עֲלֵיהֶם מַנְהִיג, מְנֵה עֲלֵיהֶם אָדָם שֶׁיְּהֵא סוֹבֵל לְכָל אֶחָד וְאֶחָד לְפִי דַּעְתּוֹ. מִנַּיִן, מִמַּה שֶּׁקָּרְאוּ בָּעִנְיָן, שֶׁנֶּאֱמַר: יִפְקֹד ה’ אֱלֹהֵי הָרוּחוֹת לְכָל בָּשָׂר וְגוֹ’.
Tout comme les visages des êtres sont différents, leurs personnalités le sont aussi, mais chaque individu a son propre tempérament individuel…
Sache qu’il en est ainsi, à cause de ce que Moïse a demandé au Saint Béni, au moment de sa mort, lorsqu’il a dit : « Maître du monde, l’esprit de chacun est connu de Toi ; et aucun de Tes enfants ne ressemble à un autre. Quand je serai retiré d’entre eux, s’il Te plaît, nomme quelqu’un qui les tolérera tous selon leur esprit. » D’où vient cette idée ? Comme il est écrit : « Que Dieu, le Seigneur des esprits de tous les hommes… » (Nombres 27:16)
Pris dans le contexte de la parasha et du dénombrement des Hébreux qui semble réduire le peuple à une accumulation de nombres, ce verset est lu par le midrash comme une requête. Moïse supplie Dieu que celui qui le remplace soit capable de diriger, soutenir le peuple dans sa diversité et ses contradictions ; qu’il n’appréhende pas le peuple comme une masse, mais perçoive l’unicité de chaque individu. Moïse ne fait ici que rappeler à Dieu les conséquences de ses choix, car cette ipséité humaine est le fait du Créateur, comme nous le rappelle la Mishna de Sanhédrin :
…אָדָם טוֹבֵעַ כַּמָּה מַטְבְּעוֹת בְּחוֹתָם אֶחָד וְכֻלָּן דּוֹמִין זֶה לָזֶה, וּמֶלֶךְ מַלְכֵי הַמְּלָכִים הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא טָבַע כָּל אָדָם בְּחוֹתָמוֹ שֶׁל אָדָם הָרִאשׁוֹן וְאֵין אֶחָד מֵהֶן דּוֹמֶה לַחֲבֵרוֹ
…Lorsqu’un homme frappe plusieurs pièces d’un même sceau, elles sont toutes semblables. Mais le Roi suprême, le Saint, béni soit-Il, a frappé tous les hommes du sceau d’Adam, le premier Homme, et aucun d’eux n’est semblable à un autre…
Cela n’est peut-être pas sans lien avec l’épisode des filles de Tselophehad. La justice divine se distingue de la justice humaine par sa capacité à considérer chaque individu dans sa singularité, là où la justice humaine ne voit que des cas généraux et des faits juridiques standardisés. En cela, et contrairement au masque sévère qu’on attribue souvent à la Loi divine, celle-ci se révèle non seulement plus flexible, mais également plus perméable aux aspirations de justice. L’exemple des filles de Tselophehad l’illustre parfaitement : leurs protestations ont conduit à une modification de la loi elle-même. Mais plus qu’une loi, c’est l’audace que celles-ci nous ont laissé en héritage.