Dans la parasha de cette semaine, très riche en mitsvot, nous rencontrons un texte troublant, pour notre sensibilité et les valeurs morales qui nous guident en tant que juif·ve·s et êtres humains. Il s’agit du fameux passage de “l’enfant rebelle” :

דברים כא:יח-כא

כִּי־יִהְיֶה לְאִישׁ בֵּן סוֹרֵר וּמוֹרֶה אֵינֶנּוּ שֹׁמֵעַ בְּקוֹל אָבִיו וּבְקוֹל אִמּוֹ וְיִסְּרוּ אֹתוֹ וְלֹא יִשְׁמַע אֲלֵיהֶם׃ וְתָפְשׂוּ בוֹ אָבִיו וְאִמּוֹ וְהוֹצִיאוּ אֹתוֹ אֶל־זִקְנֵי עִירוֹ וְאֶל־שַׁעַר מְקֹמוֹ׃ וְאָמְרוּ אֶל־זִקְנֵי עִירוֹ בְּנֵנוּ זֶה סוֹרֵר וּמֹרֶה אֵינֶנּוּ שֹׁמֵעַ בְּקֹלֵנוּ זוֹלֵל וְסֹבֵא׃ וּרְגָמֻהוּ כׇּל־אַנְשֵׁי עִירוֹ בָאֲבָנִים וָמֵת וּבִעַרְתָּ הָרָע מִקִּרְבֶּךָ וְכׇל־יִשְׂרָאֵל יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ׃

Deutéronome 21:18-21

Si un homme a un fils qui s’écarte et se rebelle, qui n’écoute ni la voix de son père ni la voix de sa mère, qu’ils le punissent mais qu’il ne les écoute pas. Ils le saisiront, son père et sa mère, et le feront sortir vers les anciens de la ville et vers la porte de son endroit. Ils diront aux anciens de la ville : notre fils, celui-ci, s’écarte et se rebelle ; il n’écoute pas notre voix, c’est un glouton et un buveur. Ils le lapideront, tous les gens de sa ville avec des pierres et il mourra ; et tu élimineras le mal du milieu de toi et tout Israël entendra et craindra.

À la lecture de ce passage, on ne peut s’empêcher de se demander ce que ce fils a fait de mal pour mériter une peine aussi radicale. Mais aussi, et surtout, quel parent dénoncerait son enfant pour qu’il soit puni de mort, plutôt que d’essayer de le sauver à tout prix !?

On peut observer chez les Sages deux approches interprétatives majeures vis-à-vis de cette mitsva1. La première lit le passage d’une manière tellement restrictive que l’éventualité de pouvoir qualifier un fils de rebelle devient presque impossible. Tout d’abord, il ne peut s’agir que d’un garçon et non pas d’une fille, le texte s’exprimant uniquement au masculin. Ensuite, l’enfant doit avoir un âge bien précis : pas moins de 13 ans et 1 jour, sinon il est considéré comme mineur et pas responsable de ses actions ; déjà pubère, mais sans barbe, ce qui correspond à une période d’environ 3 mois selon le Talmud. Troisièmement, en référence à l’assertion des parents qui décrivent leur enfant comme glouton et buveur, pour être considéré comme tel, il doit manger une certaine quantité de viande et boire au moins un demi log de vin italien2 ; de surcroît, il doit le faire d’une façon très précise (pas chez lui, pas pour une mitsva etc.). Enfin, il doit avoir volé de l’argent à son père pour se procurer la nourriture et le vin.

Concernant le troisième point, il est intéressant d’analyser les commentaires sur les prétendues caractéristiques de ce fils rebelle. Dans notre parasha, il est décrit à travers quatre adjectifs, regroupés en deux paires : d’un côté סוֹרֵר וּמוֹרֶה / il s’écarte du droit chemin et se rebelle ; de l’autre זוֹלֵל וְסֹבֵא / glouton et buveur. Cela soulève la question suivante : le fait d’être glouton et buveur est-il simplement un exemple parmi d’autres comportements « déviants » qui témoignent de sa rébellion, ou bien est-ce précisément à cause de ces excès qu’il est considéré comme rebelle et mérite d’être puni ?

Flavius Josèphe3 adopte la première interprétation : “s’écarter du droit chemin” signifie ne pas honorer ses parents, ce qui conduit à des comportements déviants, comme l’excès de boisson et de nourriture. En revanche, le Sifrei Devarim semble pencher vers la deuxième interprétation, selon laquelle la désobéissance du fils réside spécifiquement dans sa gloutonnerie et son penchant pour la boisson excessive. Je trouve également intéressante l’analyse du Rambam, qui considère que les deux paires de caractéristiques du fils rebelle sont indissociables, deux aspects d’une même réalité. סוֹרֵר et מוֹרֶה reflètent son non-respect du commandement d’honorer ses parents, tandis que זוֹלֵל et סוֹבֵא témoignent de sa transgression du commandement de קְדֹשִׁים תִּהְיוּ / soyez saints (Lévitique 19:2). Ces deux comportements sont, selon lui, intrinsèquement liés.

En plus des caractéristiques de l’enfant, les parents doivent eux aussi remplir certaines conditions pour pouvoir présenter leur fils devant les anciens. Par exemple, ils ne doivent pas avoir de membres amputés, être sourds, aveugles ou muets, ou encore ils doivent vivre en parfaite harmonie. Ceci peut être reconduit à une lecture littérale du texte : dans les versets, on voit que les parents doivent accomplir ensemble toutes les actions et s’exprimer d’une seule voix. S’il y avait ne serait-ce qu’une seule différence ou divergence entre père et mère, l’accusation ne tiendrait pas.

Ainsi, le Talmud dit :

סנהדרין עא-א

אמר רבי שמעון: וכי מפני שאכל זה תרטימר בשר ושתה חצי לוג יין האיטלקי אביו ואמו מוציאין אותו לסקלו ?! אלא לא היה ולא עתיד להיות, ולמה נכתב? דרוש וקבל שכר.

Sanhédrin 71a

Rabbi Shimon dit : est-ce possible que son père et sa mère conduisent leur fils se faire lapider, pour avoir mangé une portion de viande et bu un pichet de vin ?! En réalité, ce cas n’a jamais existé et n’existera jamais. Pourquoi est-il alors écrit [dans la Torah] ? Pour la récompense que l’on retire de son étude.

La première approche considère donc que ce commandement n’est pas destiné à être appliqué littéralement, mais plutôt à nous encourager à étudier. Il pourrait également nous enseigner une leçon sur notre rôle de parents, sur les valeurs que nous souhaitons transmettre et sur la manière de réagir face à un enfant qui ne suit pas la voie que nous estimons juste.

Examinons maintenant la deuxième approche. En réponse à Rabbi Shimon, Rabbi Yonatan déclare : אני ראיתיו וישבתי על קברו / J’ai vu un fils rebelle et je me suis assis sur sa tombe. Plus loin, on trouve l’opinion de Rabbi Yossi haGalili :

סנהדרין עב-א

תניא רבי יוסי הגלילי אומר וכי מפני שאכל זה תרטימר בשר ושתה חצי לוג יין האיטלקי אמרה תורה יצא לבית דין ליסקל?! אלא הגיעה תורה לסוף דעתו של בן סורר ומורה שסוף מגמר נכסי אביו ומבקש למודו ואינו מוצא ויוצא לפרשת דרכים ומלסטם את הבריות. אמרה תורה ימות זכאי ואל ימות חייב שמיתתן של רשעים הנאה להם והנאה לעולם ולצדיקים רע להם ורע לעולם

Sanhédrin 72a

Rabbi Yossi enseigne : est-il concevable que la Torah ordonne au tribunal de lapider [le fils rebelle] simplement parce qu’il a consommé une portion de viande et bu un pichet de vin italien ? En réalité, la Torah prévoit les intentions de ce fils : il finira par ruiner son père, poursuivre ses désirs, et lorsqu’il ne pourra plus les assouvir, il deviendra un brigand dans les rues. Ainsi, la Torah décrète qu’il meure innocent plutôt que coupable, car la mort des méchants est bénéfique pour eux et pour le monde, tandis que la mort des justes est néfaste à la fois pour eux et pour le monde.

Selon cette deuxième approche, la peine de mort est appliquée au fils rebelle comme une forme de justice préventive, visant à empêcher qu’il ne commette des actes plus graves qui le mèneraient de toute façon à la mort. Il est intéressant de noter que la motivation est double : d’une part, pour son propre bien, car ainsi il mourra innocent, et d’autre part, pour le bien de la société, en éliminant un individu potentiellement dangereux, de manière certes radicale, mais efficace. On peut également aller plus loin en suggérant que cette punition sert de dissuasion pour les autres. En effet, il est écrit à la fin de ce passage : “tout Israël entendra et craindra”, ce qui découragera fortement d’autres de suivre le même chemin que cet enfant rebelle.

Dans son commentaire à la parasha4, Rav Sacks observe que la différence d’approches entre Rabbi Shimon et Rabbi Yossi est d’ordre philosophique, et soulève une question fondamentale sur l’idée de justice. D’une part, on peut considérer la justice comme une rétribution : elle consiste à rectifier une faute passée et à rétablir l’équilibre moral dans le monde, donc si une injustice est commise, elle devrait être réparée par une injustice infligée au coupable. D’autre part, on peut considérer un acte comme juste s’il produit les meilleures conséquences pour la société dans son ensemble, souvent résumées par “le plus grand bonheur pour le plus grand nombre”. Selon cette vision, la justice regarde moins vers le passé que vers l’avenir : si elle dissuade de commettre des méfaits et réduit la criminalité, elle est justifiée. Un tel désaccord semble exister entre Rabbi Shimon et Rabbi Yossi. R. Yossi croit que la Torah prescrit parfois des punitions dissuasives pour protéger la société et réduire l’incidence des crimes graves. R. Shimon, quant à lui, soutient que cela n’est pas le cas, car la punition dissuasive va à l’encontre du principe de justice rétributive. Il ne faut pas commettre une injustice, même si cela peut éviter des pertes de vies futures.

Que l’on adopte la position de Rabbi Yossi ou celle de Rabbi Shimon, il semble que le texte biblique cherche à transmettre un message précis. Le problème du fils rebelle est avant tout un problème qui concerne les parents et la communauté dans son ensemble. Ce texte ne semble avoir pas été rédigé dans le but d’effrayer les enfants ou de les dissuader de devenir rebelles. Les véritables protagonistes sont les parents, et, au-delà d’eux, c’est toute la communauté qui est impliquée. La dénonciation de l’enfant rebelle devant les anciens et la mise à mort de la part de la communauté toute entière révèle l’incapacité de ces acteurs à remplir leur rôle de guides et à empêcher ainsi l’enfant de dévier.

  1. Ce passage occupe presque un chapitre entier dans la Mishna et le Talmud, voir Mishna Sanhédrin chapitre 8 et Talmud Babylonien 68b et suivantes. On peut trouver une troisième approche dans la Tosefta Sanhédrin, qui précise que “même si on ne comprend pas, c’est une loi de Dieu et il faut l’accepter”. Toutefois, il s’agit d’une opinion minoritaire. ↩︎
  2. En réponse à l’éternel débat entre français et italiens sur qui détient la suprématie viticole, je voudrais souligner que Rashi en personne décrit le vin italien comme טוב ומעולה הוא (voir TB Sanhédrin 70b) ! ↩︎
  3. Voir The Law of the Disrespectful Son and Daughter. ↩︎
  4. Voir Stubborn and Rebellious Son. ↩︎