Dans le traité Berakhot, le Talmud nous raconte une anecdote curieuse : un étudiant prend le rôle de shaliakh tsibour dans le Beit Midrash de Rabbi Eliézer, et a la mauvaise idée d’écourter un peu trop la prière, selon le critère des autres étudiants :
שׁוּב מַעֲשֶׂה בְּתַלְמִיד אֶחָד שֶׁיָּרַד לִפְנֵי הַתֵּיבָה בִּפְנֵי רַבִּי אֱלִיעֶזֶר, וְהָיָה מְקַצֵּר יוֹתֵר מִדַּאי. אָמְרוּ לוֹ תַּלְמִידָיו: כַּמָּה קַצְרָן הוּא זֶה! אָמַר לָהֶם: כְּלוּם מְקַצֵּר יוֹתֵר מִמֹּשֶׁה רַבֵּינוּ, דִּכְתִיב: ״אֵל נָא רְפָא נָא לָהּ״.
Il y eut encore un incident où un étudiant descendit pour servir d’officiant de la prière en présence de Rabbi Eliézer, et il abrégea excessivement sa prière. Ses étudiants protestèrent et lui dirent : « Comme sa prière est brève !” Rabbi Eliézer leur répondit : « Abrège-t-il sa prière plus que ne l’a fait Moïse, notre maître ? Comme il est écrit : « Je t’en prie, Dieu, guéris-là, je t’en prie ».
Rabbi Eliézer prend ainsi la défense de l’étudiant peu loquace dans ses prières, en citant nul autre que Moïse, dans la prière que ce dernier récite pour implorer Dieu de guérir sa sœur Myriam, frappée de tzara’at :
וַיִּצְעַק מֹשֶׁה אֶל־יְהֹוָה לֵאמֹר אֵל נָא רְפָא נָא לָהּ׃
Moïse cria à l’Éternel en disant : « Je t’en prie, Dieu, guéris-la je t’en prie ! »
Le Talmud cite donc cette prière, peut-être la plus courte de notre Torah, comme paradigme d’une prière particulièrement succincte, et pourtant acceptée. Certes, sa brièveté est inhabituelle, mais elle comporte d’autres caractéristiques remarquables, notamment son rythme et sa poésie. Cette prière est constituée de cinq mots hébreux courts (trois lettres ou moins). Elle a une construction symétrique : les mots אֵל et לָהּ, phonétiquement inversés, se miroitent, et le נָא se répète ; encadrée par ce chiasme, on trouve la supplication capitale, celle de la guérison.
Nos commentateurs s’attardent sur ce double נָא, a priori redondant. Le Bekhor Shor1 explique :
בקשה ממך רפא נא לה רפא עתה לה נא ראשון לשון בקשה והשיני לשון עתה
Je t’en prie, guéris-là. C’est-à-dire : “Guéris-la maintenant”. Le premier « נא » est une formule de supplication, et le second « נא » exprime l’urgence, le « maintenant ».
Ainsi, selon lui, les deux נא ne constituent pas une redondance, mais ils ont chacun une signification propre. Le premier est un נא de supplication, tandis que le deuxième est un נא qui évoque l’urgence de cette prière.
Rabbi Nahman2 s’attarde lui aussi sur la répétition dans son ouvrage Likoutei Moharan, et suggère une interprétation beaucoup plus audacieuse :
עוֹד שָׁמַעְתִּי, שֶׁזֶּהוּ פֵּרוּשׁ הַפָּסוּק (במדבר יב:יג): אֵל נָא רְפָא נָא לָהּ. דְּלִכְאוֹרָה תָּמוּהַּ מְאֹד כֶּפֶל תֵּבַת נָא. אַךְ עַתָּה מְבֹאָר הֵיטֵב, שֶׁמֹּשֶׁה רַבֵּנוּ עָלָיו הַשָּׁלוֹם, בִּקֵּשׁ זֹאת מֵהַשֵּׁם יִתְבָּרַךְ, שֶׁהַשֵּׁם יִתְבָּרַךְ בְּעַצְמוֹ כִּבְיָכוֹל, יִתְפַּלֵּל וִיבַקֵּשׁ מֵעַצְמוֹ שֶׁיְּרַפֵּא אוֹתָהּ.
De plus, j’ai entendu dire que c’est l’explication du verset « Je t’en prie, Dieu, guéris-là je t’en prie ! ». (Nombres12:13). À première vue, la répétition du mot « prier » semble très étrange. Mais maintenant, cela s’éclaire parfaitement : Moïse, notre maître – que la paix soit sur lui – a demandé ceci au Saint Béni Soit-Il, à savoir que Dieu Lui-même, pour ainsi dire, prie et demande à Lui-même qu’Il la guérisse.
Rabbi Nahman pousse ici les limites de la théologie conventionnelle : il suggère que le double נא sert à indiquer qu’il s’agit d’une prière imbriquée dans une prière. Moïse supplie Dieu de prier… Dieu pour la guérison de Myriam. Imaginez Dieu prier Dieu ! Quelle suggestion scandaleuse ! Nous avons l’habitude d’assigner le rôle de prière à nous, les êtres humains : l’action de prier est une action éminemment humaine, qui met en dialogue l’Homme avec le divin. Comment Rabbi Nahman ose-t-il imaginer Dieu prier ?
Nous avons pourtant des sources dans le Talmud, et notamment dans le traité de Berakhot avec lequel nous avons ouvert l’étude, qui imaginent déjà cela : soit une forme de réciprocité dans nos prières et bénédictions envers Dieu, soit une divinité qui prie. Nous avons par exemple l’épisode3 dans lequel Rabbi Ishmael pénètre dans l’enceinte du Kodesh haKodashim du Temple, pour rencontrer Dieu. Et Dieu s’adresse à lui en disant « Ishmael, mon fils, bénis-moi », dans une inversion des rôles sidérante. Autre exemple, la question que la Guemara ose poser4 : « d’où savons-nous au juste que Dieu, Dieu même, porte des téfilines ? » et la réponse articulée qui nous donne même le détail des versets inscrits sur les téfilines de Dieu.
Rabbi Nahman a donc sur quoi s’appuyer quand il imagine Dieu prier, malgré les implications théologiques troublantes. Il conclut ainsi :
וְעַתָּה מַה מָּתוֹק מִדְּבַשׁ הֲתָכַת הַמִּקְרָא הַזֶּה.
Et à présent, que l’explication de ce verset est douce, plus douce que le miel.
Comme si, à travers cette interprétation, Rabbi Nahman ne nous invitait pas à une discussion philosophique sur la nature de Dieu et sur notre relation avec lui. Rabbi Nachman envisage cette interprétation, non pas comme un challenge philosophique troublant, mais plutôt comme une douceur, peut-être oserions-nous dire, comme un réconfort.
Toute personne qui a prié pour la guérison d’un être cher, comme le fait Moïse dans notre parasha, sait que ces prières de guérison sont parmi les plus sincères, les plus vraies. Ce sont les prières qui viennent véritablement du fond du cœur.
La possibilité que nous ouvre Rabbi Nachman avec l’interprétation transmise dans son ouvrage, et celle d’imaginer que, lorsque nous prions pour la guérison d’autrui, nous pouvons imaginer à nos côtés Dieu qui prie aussi. Qu’en priant que Dieu prie, nous prions ensemble avec Dieu.
Que toutes nos prières pour la guérison soient dites et soient entendues, que Dieu soit à notre côté pendant que nous prions, et à côté de celles et ceux qui ont besoin de guérison.
- Joseph ben Isaac Bekhor Shor, tosafiste, exégète et poète natif d’Orléans, actif dans la seconde moitié du XIIe siècle. ↩︎
- Rabbi Nahman de Breslev (Ukraine, 1772-1810), arrière-petit-fils du Baal Shem Tov et fondateur de sa propre dynastie hassidique. ↩︎
- Voir Berakhot 7a. ↩︎
- Voir Berakhot 6a. ↩︎