Le personnage de Esaü est souvent présenté dans l’exégèse rabbinique comme le grand vilain de l’histoire qui commence dans notre parasha de Toledot et se poursuit dans la parasha de Vayishlakh. Il incarne ce que l’on pourrait appeler le « jumeau maléfique » : un frère en opposition frontale avec Jacob, l’homme vertueux.

Esaü le rasha

Les commentaires traditionnels, s’appuyant sur les versets, attribuent à Esaü tous les vices possibles.

L‘idolâtrie : selon le midrash, les enfants dans le ventre de Rebecca s’agitaient1 car, chaque fois qu’elle passait devant des écoles ou des synagogues, Jacob voulait sortir, et chaque fois qu’elle passait devant des temples idolâtres, c’était Esaü qui voulait sortir.

La tromperie : Ibn Ezra et le Hizkouni interprètent le verset וַיְהִי עֵשָׂו אִישׁ יֹדֵעַ צַיִד אִישׁ שָׂדֶה/Esaü était un homme qui connaîssait la chasse, un homme du champ2 comme une preuve du fait que Esaü pratiquait constamment la tromperie, car la plupart des animaux sont pris par des pièges. Ou encore pire, qu’il trompait son père en lui posant des questions de Tora dont il connaissait parfaitement la réponse, juste pour lui faire plaisir et se montrer complaisant.

La gloutonnerie : la demande péremptoire de Esaü à Jacob pour avoir le plat de lentilles et la succession des verbes au verset 25:34, וַיֹּאכַל וַיֵּשְׁתְּ וַיָּקׇם וַיֵּלַךְ/il mangea et but, se leva et s’en alla suggèrent qu’il mangeait et buvait sans retenue. 

La débauche : le midrash sur le verset 26:343 raconte que pendant les quarante ans précédant son propre mariage, Esaü a passé son temps à séduire et violer des femmes déjà mariées.

Le dédain : il méprisait l’héritage de son père qu’il n’hésite pas à vendre pour combler ses besoins matériels (וַיִּבֶז עֵשָׂו אֶת־הַבְּכֹרָה/il méprisa son droit d’ainesse4). Le Ramban explique que Esaü était un homme en constant danger de mort, à cause de ses activités criminelles, par conséquent il vivait uniquement dans le présent et l’idée d’un héritage quelconque ne l’intéressait pas.

Les sources talmudiques enfoncent le clou5 : Rabbi Yohanan nous dit que Esaü, en rentrant de la chasse « fatigué »6, était coupable de cinq péchés commis en un seul jour : viol, assassinat, négation de Dieu, négation de la ressurrection des âmes et mépris du droit d’aînesse.

En somme, Esaü est le rasha par excellence, adjectif qui lui est souvent attribué dans la tradition rabbinique, en contraste avec Jacob le tsadik.

Comment expliquer cette lecture si négative du personnage de Esaü, cette dimension d’impiété et de noirceur qui ne me semble pas si évidente dans le texte biblique ?

Esaü le romain

L’historienne Mireille Hadas-Lebel offre une perspective captivante dans son article intitulé « Jacob et Esaü ou Israël et Rome dans le Talmud et le Midrash »7. Elle montre que dès le IIᵉ siècle, et peut-être déjà à l’époque de Rabbi Akiva et de son école, les Romains commencent à être de plus en plus fréquemment représentés comme des frères du peuple juif, grâce à l’identification qui est faite entre Esaü et Rome.

Voici deux exemples saillants : le midrash8 commente le verset 25:23 de notre parasha, שְׁנֵי גוֹיִם בְּבִטְנֵךְ/il y a deux peuples dans ton ventre, de la façon suivante : « Deux nations sont dans ton ventre. Il y a deux chefs de nations en ton sein, Hadrien pour les Gentils et Salomon pour Israël ».

Deuxième exemple, une baraïta anonyme dans le Talmud9 commente le verset 27:22, הַקֹּל קוֹל יַעֲקֹב וְהַיָּדַיִם יְדֵי עֵשָׂו /La voix est la voix de Jacob mais les mains sont les mains de Esaü, de cette manière : « Les mains sont celles d’Esaü, c’est le royaume scélérat qui a détruit notre Temple, incendié notre Sanctuaire et nous a exilés de notre pays. »

On voit donc s’affirmer une tradition exégétique qui représente Israël et Rome sous les traits de jumeaux Jacob et Esaü. Les Romains sont des frères mais des frères ennemis, en rivalité constante depuis la matrice où ils ont été formés.

A cela, il faut rajouter l’identification de Rome comme Edom, qui est le deuxième nom d’Esaü10, identification faite sur la base de plusieurs versets dans les livres des Prophètes et en jouant sur les mots Douma-Edom-Roma. Comme dit le midrash11, « Deux orphelins sont issus de [Ésaü/Edom], c’est-à-dire Rémus et Romulus, et Tu [Dieu] as permis à une louve de les allaiter, et ensuite ils se sont levés et ont construit deux grands tours à Rome. »

Cette identification des Romains comme les frères d’Israël peut sembler paradoxale si l’on pense qu’elle est faite à une époque où Rome est en guerre avec les Juifs. Mais il faut considérer que Edom est perçu comme l’ennemi héréditaire, qui a harcelé Israël tout au long de son histoire : pendant les pérégrinations des Hébreux dans le désert12 ; puis à plusieurs reprises dans les livres des Prophètes, Saul, David, Salomon et les rois de Judée ont à se battre contre lui. En quelque sorte, cette identification se fait presque naturellement : la réalité de l’époque, une époque de dure domination romaine, trouve ainsi écho dans les textes. Du reste, Esaü est lié à la force matérielle déjà dans notre parasha : la couleur rouge que l’on retrouve dans admoni, puis dans le plat de lentilles et dans son nom Edom est associé dans le midrash à la pourpre du conquérant romain et de l’armée romaine13. De manière encore plus significative, en lisant la bénédiction que Isaac donne à Esaü – c’est de son épée qu’il vivra, et il héritera de la partie la plus fertile de la terre – le midrash14 associe la terre héritée par Esaü avec l’Italie. Enfin, les 400 hommes qui accompagnent Esaü quand il va vers Jacob, au début de la parasha Vayishlakh, sont le signe par excellence de son pouvoir et de sa suprématie militaire.

Esaü rehabilité

Selon Mireille Hadas-Lebel, toutes les exégèses bibliques sur Jacob et Esaü peuvent être lues à travers ce filtre : on est toujours en droit de soupçonner que Rome se profile derrière le méchant frère.

Au-delà de cette identification, il me semble que les aspects vraiment négatifs de Esaü soient grandement noircis par les commentateurs. Certes, Esaü se démontre comme on a vu un peu hâtif dans les décisions et porté sur l’aspect matériel des choses, mais il n’y a pas ce côté pervers et cruel que l’exégèse attribue au personnage. Il paraît assez difficile de le blâmer pour en être venu à détester son frère. Objectivement, Jacob et Rebecca lui jouent un mauvais tour, et le récit de la bénédiction volée est construit pour susciter notre empathie envers Esaü plutôt qu’envers Jacob. Surtout, Esaü suit un parcours qui lui est propre, un chemin qui culmine dans la rencontre avec son frère, décrite dans un verset poignant15 : וַיָּרׇץ עֵשָׂו לִקְרָאתוֹ וַיְחַבְּקֵהוּ וַיִּפֹּל עַל־צַוָּארָו וַיִּשָּׁקֵהוּ וַיִּבְכּוּ/Esaü courut à sa rencontre, l’embrassa et, se jetant à son cou, il le baisa, et ils pleurèrent. » Cette scène de réconciliation fait écho à celle qui aura lieu plus tard entre Joseph et Benjamin.

Comme le souligne avec justesse Rav Jonathan Sacks16, Esaü n’a ni la foi d’Abraham, ni la fermeté d’Isaac, ni la persévérance de Jacob. Il est façonné dans un grain plus grossier, mais il n’est pas dénué d’humanité. Il possède un tempérament loyal, bien que parfois impulsif, et une grande qualité : sa piété filiale.

Le Midrash met en lumière cette vertu en rapportant les paroles de Rabban Shimon ben Gamliel17 : Toute ma vie, j’ai veillé aux besoins de mon père, mais je n’ai pas fait pour lui le centième de ce que Esaü a fait pour son père. J’avais l’habitude de m’occuper de mon père avec des vêtements souillés et je sortais dans la rue avec des vêtements propres. Esaü, lui, se rendait auprès de son père en habits royaux, car, il disait « Seules les robes royales conviennent à l’honneur de mon père ».  

Sa dévotion s’étend même à la fin de sa vie, lorsqu’il enterre son père Isaac aux côtés de Jacob, témoignant une fois de plus de son respect. Selon les commentateurs, c’est d’ailleurs en raison du mérite de Esaü que la Tora interdit aux enfants d’Israël de haïr les Édomites ou de les attaquer18.

Ainsi, je propose de réévaluer la figure d’Esaü, ce frère anti-héros. Si Jacob, le héros, a des défauts, Esaü a également des qualités admirables. Certes, il n’a pas été choisi pour perpétuer l’alliance avec Dieu, mais il n’est pas pour autant rejeté. Lui aussi reçoit une bénédiction, une terre, un héritage. Lui aussi aura des descendants qui deviendront des grands rois. Et lui aussi peut nous inspirer, par ses vertus de loyauté et de respect, des valeurs à méditer et à intégrer.

  1. Genèse 25:22. ↩︎
  2. Genèse 25:27. ↩︎
  3. וַיְהִי עֵשָׂו בֶּן־אַרְבָּעִים שָׁנָה וַיִּקַּח אִשָּׁה אֶת־יְהוּדִית בַּת־בְּאֵרִי הַחִתִּי וְאֶת־בָּשְׂמַת בַּת־אֵילֹן הַחִתִּי׃/Esaü était âgé de quarante ans et il prit pour femmes Judith, fille de Beeri le Hittéen, et Basmath, fille de Elone le Hittéen. ↩︎
  4. Genèse 25:34. ↩︎
  5. TB Baba Batra 16b. ↩︎
  6. Genèse 25:29-30. ↩︎
  7. Disponible en ligne. ↩︎
  8. Genèse Rabba 63:7. ↩︎
  9. TB Gittin 57b. ↩︎
  10. Voir Genèse 25:25 et 25:30. ↩︎
  11. Esther Rabba 3:5. ↩︎
  12. Exode, 22-8:16 et Nombres 20:14-21. ↩︎
  13. Genèse Rabba 75:4. ↩︎
  14. Genèse Rabba, 67:6. ↩︎
  15. Genèse 33:4. ↩︎
  16. Voir l’article ici. ↩︎
  17. Deutéronome Rabba 1:15. ↩︎
  18. Deutéronome 23:8, 2:4-6. ↩︎