Une vision troublante
Parashat Vayétsé s’ouvre sur la nuit mouvementée de Jacob, loin déjà de Beer-Sheva, sur la route de Haran. Seul, dans l’obscurité et la fraîcheur de la nuit, la tête sur une pierre dure et glacée, Jacob rêve. Dans ce rêve, il voit des anges monter et descendre une échelle dont la base est plantée à terre et le sommet touche le ciel. Puis, la vision laisse place à la parole divine qui résonne dans le rêve, réitérant à Jacob la promesse faite à Abraham et à Isaac1 :
וַיַּחֲלֹם וְהִנֵּה סֻלָּם מֻצָּב אַרְצָה וְרֹאשׁוֹ מַגִּיעַ הַשָּׁמָיְמָה וְהִנֵּה מַלְאֲכֵי אֱלֹהִים עֹלִים וְיֹרְדִים בּוֹ
Il rêva et voici une échelle posée à terre et son sommet arrivait (jusqu’au) ciel et voici des anges de Dieu montaient et descendaient dessus.
A son réveil, Jacob est troublé par la profondeur et la puissance de cette vision énigmatique : sa stupeur est traduite par plusieurs exclamations (מה נורא ,אכן יש ה׳), la constatation de sa propre ignorance (ואנכי לא ידעתי) et la tentative de nommer l’endroit à l’aune de la révélation (שער השמיים, בית אל)2 :
וַיִּיקַץ יַעֲקֹב מִשְּׁנָתוֹ וַיֹּאמֶר אָכֵן יֵשׁ יְהוָה בַּמָּקוֹם הַזֶּה וְאָנֹכִי לֹא יָדָעְתִּי. וַיִּירָא וַיֹּאמַר מַה נּוֹרָא הַמָּקוֹם הַזֶּה אֵין זֶה כִּי אִם בֵּית אֱלֹהִים וְזֶה שַׁעַר הַשָּׁמָיִם. וַיַּשְׁכֵּם יַעֲקֹב בַּבֹּקֶר וַיִּקַּח אֶת הָאֶבֶן אֲשֶׁר שָׂם מְרַאֲשֹׁתָיו וַיָּשֶׂם אֹתָהּ מַצֵּבָה וַיִּצֹק שֶׁמֶן עַל רֹאשָׁהּ. וַיִּקְרָא אֶת שֵׁם הַמָּקוֹם הַהוּא בֵּית אֵל וְאוּלָם לוּז שֵׁם הָעִיר לָרִאשֹׁנָה
Jacob se réveilla de son sommeil et dit : « Sûrement l’Eternel se trouve dans cet endroit et moi, je ne savais pas. » Il eut peur et dit : « Comme cet endroit est redoutable ! Cela n’est autre que la maison de Dieu, et ceci est la porte du ciel. » Jacob se leva tôt le matin, prit la pierre qu’il avait mise autour de sa tête, la plaça (comme) un monument ; et il versa de l’huile sur son sommet. Il appela le nom de cet endroit Beth-El mais auparavant Louz (était) le nom de la ville au début.
Le rêve de Jacob est le premier rêve de la Torah. Pas le premier sommeil – un homme qui dort, cela n’est pas rare : Adam, Noé, Abraham. Ce n’est pas non plus la première fois qu’un homme est visité par Dieu pendant son sommeil (c’est le cas d’Avimelech, et plus tard de Lavan et de Bil’am). Mais c’est la première fois qu’un être humain fait l’expérience du rêve comme langage codé, où des signes mystérieux entretiennent avec la réalité – présente ou à venir – un rapport à déchiffrer.
Entre stupeur et effroi
Mais c’est aussi, comme le souligne le midrash Lekakh Tov3, le seul rêve qui n’ait pas de clé, d’interprétation. Le Midrash pose comme règle générale que les visions oniriques ne possèdent pas seulement un sens général, mais un signifié concret, que la Torah nous livre. À chaque rêve son référent, ancré dans une époque historique différente. Les rêves de Joseph ont leur clé : l’ascension au pouvoir de Joseph, sa puissance dans l’Égypte pharaonique, sont le signifié du rêve des étoiles et du rêve des gerbes ; les rêves du maître panetier et du maître échanson, déchiffrés par Joseph, annoncent le destin des deux hommes, l’un condamné à mort, l’autre restitué dans ses fonctions ministérielles, par Pharaon. Les rêves de Pharaon sont une prophétie énigmatique qui laisse entrevoir les sept années de famine qui menacent le pays d’Égypte. Autant de rêves dont la clé est détenue par le baal ha’halomot, le maître des rêves, Joseph. Puis, le rêve d’un homme dans le livre des Juges (le glaive de Guidon) ; les rêves de Nabuchodonosor annonçant les quatre royaumes, et le rêve de Daniel.
Mais alors, demande le midrash, quelle peut être la signification du rêve de Jacob ? Si toutes les visions oniriques ont une clé et un référent, se pourrait-il que le premier rêve, celui de Jacob, n’en ait pas ? La solution du midrash est ingénieuse : elle fait de la vision de l’échelle de Jacob une vision prophétique de la Torah. Cette lecture herméneutique s’articule à l’étrangeté linguistique et référentielle du signe principal du rêve – l’échelle, et sa valeur numérique identique à celle du mot « Sinaï ». De là, les autres éléments du langage oniriques s’alignent : comme d’autres midrashim le soulignent, les anges qui montent et descendent peuvent être lus comme une référence à Moïse et Aaron, aux prêtres et aux lévites… En d’autres termes, Jacob, dans cette nuit solitaire, reçoit non seulement le renouvellement de la promesse divine faite à ses pères, mais entrevoit également de manière furtive et énigmatique, la Torah comme pont entre le monde humain et le royaume céleste.
Toutefois, ce midrash a aussi pour effet de masquer l’expérience bouleversante d’un rêve qui n’a pas de sens, d’atténuer l’effroi de Jacob, perceptible dans les paroles qu’il prononce à son réveil. Notre lecture du rêve serait-elle différente si on n’essayait pas de résoudre l’absence du sens, dans une vision prophétique auto-référentielle ? Si on se permettait de rester, avec Jacob, dans le moment bouleversant d’une révélation qui ne s’épuise pas dans une signification que l’esprit humain peut appréhender ? Comprendrait-on différemment cet événement, comme une expérience terrifiante – un voile qui se déchire sur la réalité quotidienne à laquelle Jacob a été arraché par le drame qui s’est déroulé dans la demeure parentale, et qui fait entrevoir à Jacob une dimension insoupçonnée (אכן יש ה׳) et insondable de l’univers. Quelle réaction exige de l’être humain cette révélation qui se tient hors du sens ? Dans les mots de Jacob dans les versets qui suivent, on perçoit le bouleversement et l’interrogation profonde qui taraudent celui ou celle dont la réalité s’est fissurée, et qui contemple cette béance.
Si l’on accepte que le rêve de Jacob – l’échelle où des anges montent et descendent – demeure une révélation sans interprétation, les autres rêves aussi changent de sens. Le modèle de ces rêves à clé et de leur interprétation, c’est Jacob. Pour Joseph, la langue du rêve est une langue naturelle, dont l’énigmaticité ne déroute pas. Joseph, malgré les péripéties qui lui adviennent, dignes d’un roman picaresque, n’est jamais dérouté ; il attend simplement, avec équanimité, l’accomplissement de la prophétie divine qui lui a été livrée en rêve. Le déchiffrement du rêve est une grille de lecture qui s’applique aussi à la réalité humaine : plus tard dans le récit biblique, Joseph disculpe ses frères du crime qu’ils ont commis envers leur jeune frère, certes orgueilleux (avec ses rêves de domination familiale), mais vulnérable tout de même.
Face à ces rêves qui, une fois déchiffrés, dictent un comportement clair à ceux qui l’ont vécu – d’une manière qui les isole, les élève au-dessus du niveau des interactions humaines, leurs affects, leur éthique – le rêve de Jacob est un moment de béance, qui ne se résout pas dans le narratif, dans la promesse ou dans la signifiance, même si cette dimension existe aussi. La vision onirique de l’échelle de Jacob est une révélation pure, à l’état brut. Cyclique, elle échappe au narratif et à l’individuel (contrastant avec la parole divine dans les versets suivants).
L’acceptation face à l’inconnu
J’écris ces mots dans une période de bouleversement, de terreur et de solitude : מה נורא המקום הזה. La réalité dans laquelle nous sommes plongés est l’antithèse du rêve : elle est bien réelle, et on ne s’en réveille pas. Plus encore, au lieu d’habiller notre réalité de signes appartenant à l’ordre de l’étrange, et nous inviter à un voyage herméneutique qui ramènerait l’étrange au familier, c’est une métamorphose essentielle qui s’est opérée dans l’autre sens : c’est le réel lui-même qui est devenu étranger, sans qu’aucune traduction puisse reconnecter la réalité familière et ses fragments éparpillés autour de nous. Pourtant, ces réflexions sur les rêves et leur interprétation permettent d’ouvrir une porte sur notre réalité.
Alors que le sens des événements – leur direction et leur signification – demeure indéchiffrable, le modèle de Joseph et de ses rêves n’est pas seulement distant ; il est légèrement inquiétant. La certitude avec laquelle il interprète ses rêves et ceux des autres – sa capacité à dégager ses semblables de leur responsabilité morale par leur participation à l’accomplissement d’une destinée annoncée par Dieu – peuvent-elles être des boussoles dans un ouragan où tant de vies humaines sont en jeu ?
Le rêve insondable, indéchiffrable de Jacob et sa réaction – stupeur, effroi, interrogation, tentative de sonder le sens – me paraissent plus proches de nous. Ils traduisent l’expérience d’un être face à l’abîme qui s’est ouvert devant lui, שער השמיים, la « porte du ciel », un être qui perçoit que la tentative de cerner cet abîme, de le comprendre, d’en saisir le sens et la nature, vont définir son existence – notre existence.
La grandeur de Yaakov se réveillant de ce rêve est de reconnaître qu’il a vécu un événement qui transcende son individu, sa vie, son cheminement, qu’il a entrevu une dimension supérieure, qui demeure au-dessus de l’interprétation. Sa grandeur est de faire une place à l’« effroyable » sans essayer de le cerner, sans même savoir ce que cette expérience exigera de lui. D’être prêt à poursuivre sa route à la lumière du rêve indéchiffrable, même s’il lui faut pour cela marcher à tâtons dans l’obscurité.
Puissions-nous avoir la capacité de poursuivre notre route comme Jacob, lentement, au rythme de la tâche à accomplir ; de reconnaître l’ampleur de l’événement et des traces qu’il laissera en nous, même s’il ne nous est pas encore possible de le déchiffrer.