Après avoir brillamment interprété les rêves de Pharaon et lui avoir présenté un plan de gestion de crise digne d’un manuel d’HEC, Joseph est nommé vice-roi d’Egypte. Par la même occasion, Pharaon lui donne en épouse Osnat :
וַיִּקְרָא פַרְעֹה שֵׁם־יוֹסֵף צָפְנַת פַּעְנֵחַ וַיִּתֶּן־לוֹ אֶת־אָסְנַת בַּת־פּוֹטִי פֶרַע כֹּהֵן אֹן לְאִשָּׁה וַיֵּצֵא יוֹסֵף עַל־אֶרֶץ מִצְרָיִם׃
Pharaon appela le nom de Joseph : Tsaphnat Panéa’h et lui donna Osnat, la fille de Poti-Féra prêtre de One, pour femme ; Joseph sortit sur le pays d’Egypte.
Qui est cette femme ? On la mentionne plus loin dans le récit biblique pour annoncer la naissance des enfants de Joseph et dans la généalogie de Jacob1, mais rien d’autre n’est dit sur elle.
Le texte biblique ne semble nullement perturbé par les origines d’Osnat, fille d’un prêtre égyptien, malgré le fait que dans Deutéronome 23:8-92 le mariage avec un·e Egyptien·ne soit implicitement interdit (on pourra bien sûr arguer que la Torah n’avait encore pas été donnée, et on remarquera que le même problème se pose pour Tsipora la femme de Moïse). Mais les textes successifs ne l’entendent pas ainsi – Osnat est après tout la mère de deux tribus d’Israël, Manassé et Ephraïm – et deux traditions parallèles se développent concernant son origine.
Osnat fille de Dina
Selon la première tradition, présente dans le Targoum Pseudo-Jonathan (VII siècle de notre ère) Osnat serait la fille de Dina, enfantée suite au viol de Sichem fils de ‘Hamor3. Le recueil midrashique Pirké de-Rabbi Eliézer donne davantage de détails sur l’histoire rocambolesque de l’arrivée d’Osnat en Égypte, tel un conte des frères Grimm4.
Lorsque les frères de Dina apprennent la naissance d’un enfant illégitime dans leur famille, ils veulent tuer l’enfant afin d’éviter la honte publique. Mais Jacob met au cou de la petite une plaque dorée gravée du nom de Dieu, et l’ange Michaël la transporte dans la maison de Potiphar en Égypte, où la femme de ce dernier, qui est stérile, l’élève comme sa propre fille. Selon une autre version du midrash, Jacob aurait écrit sur la plaque toute l’histoire de Dina et Sichem et fait exposer l’enfant sous les murs de l’Égypte. Ses pleurs auraient attiré l’attention de Potiphar qui, après avoir lu la plaque et avoir déterminé que la fille avait d’illustres ascendants, l’aurait accueillie dans sa maison et l’aurait élevée comme si c’était sa propre
fille.
Ce narratif est renforcé dans le midrash qui explique les événements à travers le prisme de la providence divine. Ainsi, chacun des fils de Jacob est né avec sa future épouse, à l’exception de Joseph, qui n’est pas né avec sa compagne, car Osnat, fille de Dina, lui est destinée5. Dieu fait donc en sorte que Joseph et Osnat, tous les deux Hébreux déguisés en Egyptiens, tous les deux éloignés de force de la même famille d’origine, se (re)trouvent et s’unissent en terre étrangère.
Osnat la convertie
Une réponse plus fascinante au problème des origines de Osnat est fournie par un livre ancien, « Joseph et Osnat », écrit en grec entre le premier siècle avant notre ère et le deuxième siècle de notre ère, probablement à Alexandrie, en Égypte. Ce livre aborde les questions d’idolâtrie, de conversion et de cohabitation avec les non-Juifs dans le cadre d’une narration plus large qui comporte des moments de légèreté rappelant les romans de la Grèce antique, dans lesquels les protagonistes masculins et féminins tombent amoureux, subissent une série d’épreuves qui menacent leur union et réagissent émotionnellement aux hauts et aux bas de leur situation.
Le livre est divisé en deux parties. La première, plus longue, s’ouvre sur Joseph qui voyage à travers l’Egypte pour surveiller les opérations de collecte de grain en prévision de la famine. Il arrive à Héliopolis (One dans le récit biblique), où se trouve Pentephres (Potiphar), prêtre et conseiller en chef du pharaon. Sa fille Osnat, qui est grande comme Sara, gracieuse comme Rebecca et belle comme Rachel, vit dans un grand luxe mais complètement isolée en haut d’une tour avec 7 servantes, en mode Raiponce égyptienne. Quand Potiphar lui propose de la marier à Joseph, elle refuse avec fierté car elle veut marier le fils d’un roi et Joseph est un étranger et un ancien esclave, qui ne ne doit sa sortie de prison qu’à son habileté à interpréter les rêves. Pourtant Potiphar lui présente Joseph comme un homme plein de vertus, en miroir avec les qualités attribuées traditionnellement à Joseph dans la tradition biblique : « Joseph est un homme qui craint Dieu, qui est maître de lui et qui est chaste comme toi aujourd’hui,… un homme sage et savant ; l’esprit de Dieu est sur lui et la faveur de l’Éternel est avec lui. »
Mais la jeune fille, en voyant Joseph sur son chariot en habits royaux, beau comme le fils de Dieu, tombe éperdument amoureuse de lui. C’est au tour de Joseph de ne pas vouloir d’elle, il refuse de l’embrasser car « Il n’est pas convenable qu’un homme craignant Dieu, qui loue de sa bouche le Dieu vivant, qui mange le pain béni de la vie, qui boit la coupe bénie de l’immortalité et qui s’oint de l’huile bénie de l’incorruptibilité, embrasse une étrangère qui loue de sa bouche des idoles mortes et muettes, qui mange de leur table le pain de l’étranglement, qui boit de leur libation la coupe de la trahison et qui s’oint de l’huile de la destruction. »
La réaction d’Osnat au rejet de Joseph l’élève au rang de véritable héroïne biblique (ou grecque, mais avec une fin heureuse) : elle retourne dans ses chambres, détruit les idoles égyptiennes, jette ses robes de luxe et ses bijoux dans la rue ; puis elle se revêt d’un sac, asperge sa tête de cendres, se couche sur le sol jonché de cendres et jeûne pendant sept jours (comme dans les rituels de deuil que l’on retrouve par exemple en Jonas 3:5-9). Epuisée par le jeûne et les pleurs, Osnat se sent abandonnée, ayant attiré sur elle la haine de ses parents et de ses proches en méprisant leurs dieux et en détruisant leurs idoles. Elle appelle alors à la miséricorde divine, dans une prière qui montre le désir le plus profond d’une âme en quête de Dieu : « Oh Éternel, examine mon état d’humilité et aie pitié de moi. Regarde mon état d’orphelin, et aie pitié de moi, l’affligée. Car voici, j’ai tout fui et je me suis réfugiée auprès de toi, Éternel, le seul à être bienveillant envers l’humanité. » A l’aube du 8ème jour, elle reçoit la visite d’un ange qui l’enjoint de se laver et d’échanger ses vêtements de deuil contre des vêtements de beauté, puis lui annonce plusieurs (bonnes) nouvelles dont son mariage avec Joseph. Ce récit présente ainsi des éléments typiques des histoires de conversion de païens au judaïsme, dans lesquelles le Dieu d’Israël est le seul sauveur, donnant refuge aux âmes qui sont perdues après avoir abandonné l’idolâtrie.
Osnat et Joseph les miséricordieux
Dans la deuxième partie du livre, le récit se déplace après le mariage de Joseph et Osnat, au moment où Jacob et ses fils arrivent en Egypte. Une nouvelle intrigue prend place, dans laquelle le fils du pharaon, qui voulait se marier avec Osnat, orchestre un plan pour l’enlever et tuer Joseph. Il essaie de rallier à sa cause Siméon et Lévi (les vengeurs de Dina !) mais ces derniers refusent et au contraire protègent la jeune femme. Lorsque le fils du Pharaon dégaine son épée pour les tuer, Siméon veut réagir mais Lévi le retient en déclarant : « Pourquoi es-tu en colère contre cet homme ? Nous sommes des hommes qui craignent Dieu, et il ne nous convient pas de rendre le mal pour le mal. »
Cette idée de ne pas rendre le mal pour le mal se retrouve plus loin dans le récit quand les fils de Bilha et Zilpa – qui avaient trahi Joseph (encore !) en passant du côté du fils de Pharaon – tentent à leur tour de tuer Osnat. Elle les protège et persuade Siméon et Lévi de laisser à Dieu le soin de les juger : « Frère, tu ne commettras pas le mal pour le mal contre ton prochain ! C’est à l’Éternel que tu remettras le pouvoir de punir l’injure qui leur est faite. Et tes frères eux-mêmes sont des parents de notre père Israël, et ils se sont enfuis loin de ta présence. Accorde-leur donc ton pardon. »
En devenant un refuge pour les frères repentants et en faisant preuve d’indulgence alors que des représailles auraient semblé justifiées, Osnat fait écho à l’indulgence du Joseph biblique envers ses frères, lorsqu’il leur pardonne de l’avoir vendu comme esclave en Égypte6 et incarne en même temps la miséricorde divine.
Un conte héllenistique
Ces deux traditions, Osnat la fille de Dina et Osnat la convertie, servent à légitimer sa place en tant que mère de deux tribus d’Israël. Mais le conte de Joseph et Osnat, écrit dans une Égypte hellénistique où les Juifs étaient bien intégrés, va plus loin. Il contient un enseignement moral sur le changement d’identité et l’adhésion à la foi juive dans un environnement multiculturel où le fait de ne pas se livrer à des représailles caractérise le mieux l’obéissance à Dieu.
Ce thème est particulièrement révélateur si l’on considère l’ampleur des recours juridiques dans l’Égypte ptolémaïque en cas d’agression. On retrouve dans les documents plein des recours juridiques de juifs auprès de fonctionnaires royaux pour corriger les torts et recevoir une compensation. Les actions d’Osnat dans le récit reflètent la fonction de ces recours : elle apporte une solution à un acte hostile, mais sa retenue et le fait qu’elle persuade les frères de Joseph de se retirer sont des exemples de respect de la volonté divine. Comme Joseph, elle est non seulement apte à gouverner, mais elle est aussi un exemple de ce que signifie craindre Dieu.
- Genèse 41:50, 46:20. ↩︎
- לֹא־תְתַעֵב אֲדֹמִי כִּי אָחִיךָ הוּא לֹא־תְתַעֵב מִצְרִי כִּי־גֵר הָיִיתָ בְאַרְצוֹ׃ בָּנִים אֲשֶׁר־יִוָּלְדוּ לָהֶם דּוֹר שְׁלִישִׁי יָבֹא לָהֶם בִּקְהַל יְהֹוָה׃ / Tu n’auras pas l’Edomite en abomination car il est ton frère ; tu n’auras pas en abomination l’Egyptien car tu as été un rsident dans son pays. Les enfants qui leur naîtront, à la troisième génération pourront venir pour eux dans l’assemblée de l’Eternel. ↩︎
- Voir Genèse chapitre 34. ↩︎
- Pirké de-Rabbi Eliézer 38:1-2. ↩︎
- Ibid., 36:1. ↩︎
- Genèse 45:4-8. ↩︎