La parasha de cette semaine traite de la dernière étape de la libération des Hébreux. Alors qu’ils viennent de sortir d’Égypte, le Pharaon se lance à leur poursuite : ils ont devant eux la Mer des Joncs et derrière l’armée égyptienne. Pris d’effroi, ils implorent Dieu mais reprochent aussi à Moïse de les avoir entraînés dans une situation inextricable. Dieu demande à Moïse d’étendre son bâton, la mer se fend en deux et permet au peuple de traverser à pied sec tandis que l’armée du Pharaon qui les poursuit est engloutie par les flots.
Moïse et les enfants d’Israël entonnent alors un chant de louange à Dieu. Ce long poème est immédiatement suivi de récriminations du peuple qui souffre de la soif et de la faim dans le désert. A Mara, Dieu purifie l’eau puis, plus tard, fait tomber la manne. C’est à cette occasion que les premiers commandements liés au respect du Shabbat sont énoncés : il faut recueillir une double portion de manne le vendredi pour ne pas avoir à en récolter le jour du Shabbat. Enfin, la parasha se termine par l’attaque du peuple par Amalek qui est défait par l’armée dirigée par Josué tandis que Moïse prie Dieu en levant les bras.
La parasha est donc composée de trois parties distinctes : avant la traversée de la Mer des Joncs, la Shira, et les différents épisodes suivant la traversée. D’ailleurs les deux parties encadrant la Shira sont chacune composées du même nombre de versets, 58.
Le premier cantique de la Bible
La Shirat Hayam, le Cantique de la Mer, entonnée par les Hébreux revêt une importance toute particulière. Elle donne d’ailleurs son nom au Shabbat où est lue notre parasha de Beshalah, Shabbat Shira. Il s’agit du premier chant de louange que nous trouvons dans le Tanakh, ainsi que le rappelle le Midrash1 :
Du jour où Dieu a créé le monde et jusqu’à ce que le peuple d’Israël se trouve devant la mer, nous n’avons trouvé aucun être humain qui ait entonné un chant de louange au Saint-Béni-Soit-Il. Dieu a créé le premier Homme, qui n’a pas dit de louange. Il a sauvé Abraham de la fournaise ardente, et également des rois, et Abraham n’a pas dit de louange. Il en est de même pour Isaac qui a été sauvé du couteau de sacrifice. Et de même pour Jacob, sauvé de l’ange, puis de Esaü, puis des habitants de Shekhem. Lorsque le peuple d’Israël a traversé la mer qui s’est ouverte devant eux, ils ont immédiatement entonné un chant devant le Saint-Béni-Soit-Il comme il est écrit : « Alors Moïse et les enfants d’Israël entonnèrent ce chant ».
Tant la forme que le fond de la Shira sont bien particuliers. Sur la forme, la manière dont elle est écrite dans le rouleau de la Torah est tout à fait spécifique, suivant le modèle particulier de אריח על גבי לבנה ולבנה על גבי אריח : dans la première ligne, les mots sont séparés en trois parties par des espaces, les deux parties à l’extrémité ne contenant qu’un seul mot ; dans la deuxième ligne, les mots sont séparés par un espace en deux parties. Et ainsi de suite (voir l’image ci-dessous).

Sur le fond, il s’agit d’un texte de louange à Dieu pour les miracles accomplis, notamment l’ouverture de la mer et l’élimination de l’armée du Pharaon ; les enfants d’Israël reconnaissent que ces miracles viennent exclusivement de Dieu. C’est également un texte qui évoque le futur, l’installation du peuple en terre d’Israël et la construction du Temple. Mais aussi une annonce des temps messianiques : les trois premiers mots אָז יָשִׁיר־מֹשֶׁה, sont grammaticalement au futur (même si, par commodité, nous les traduisons au passé). Ce détail pousse Rabbi Meïr à enseigner que la résurrection des morts est dans la Torah2.
D’autres louanges seront ensuite chantées par des personnages du Tanakh, même si le décompte d’une source rabbinique à l’autre n’est pas identique3. Citons par exemple le chant de Myriam juste après son frère Moïse une fois la mer franchie, puis ceux des Hébreux lors de l’épisode du puits, celui de Moïse à la veille de sa mort, de Josué, Déborah, Hannah, les rois David et Salomon etc.
La question centrale est de savoir pourquoi la première Shira est l’œuvre de Moïse et des enfants d’Israël. La réponse la plus évidente est que c’est le moment symbolique du passage de l’esclavage à la liberté. Les enfants d’Israël se rendent compte qu’ils sont enfin libres et chantent l’enthousiasme et la reconnaissance pour les miracles de Dieu4.
Les rabbins considèrent que la Shira est d’inspiration divine, un mérite accordé aux enfants d’Israël parce qu’ils ont cru en Dieu, selon la Mekhilta DeRabbi Yishmael5, qui relie le début du chant au verset précédent affirmant : Ils crurent en Dieu et en Moïse, son serviteur. La majorité des commentateurs soulignent cependant le rôle central de Moïse dans ce chant, en s’appuyant sur l’interprétation des mots : אָז יָשִׁיר־מֹשֶׁה וּבְנֵי יִשְׂרָאֵל אֶת־הַשִּׁירָה הַזֹּאת / Alors chanta [au singulier] Moïse et les enfants d’Israël cet hymne.
Avraham Ibn Ezra affirme que la Shira a été composée par Moïse, qui l’a ensuite enseignée au peuple. Mais de quelle manière ? Sur ce point, le Talmud6 rapporte plusieurs avis divergents. Rabbi Akiva pense que Moïse chantait et que le peuple reprenait chaque refrain. Selon Rabbi Eliezer, les enfants d’Israël répétaient chaque mot après lui, tandis que pour Rabbi Nehemia, Moïse a entonné l’hymne et le peuple entier l’a chanté en même temps que lui. D’autres Sages, comme Rabbi Yossi Hagalili et Rabbi Meir, insistent sur le fait que l’ensemble du peuple a participé au chant, y compris les nourrissons, qui cessèrent de téter pour entonner l’hymne, et même les fœtus dans le ventre de leurs mères (car bébés et fœtus auraient eux aussi été victimes des décrets exterminateurs du Pharaon si le peuple d’Israël était resté en Égypte).
Que retenir de cette discussion en apparence triviale ? Peut-être que ce chant possède une valeur intrinsèque et ne se limite pas à être une simple conséquence du miracle de la traversée de la mer. Chanter la gloire de Dieu et exprimer sa joie face à un événement heureux sont des actes essentiels : ils permettent non seulement de prendre pleinement conscience de l’événement, mais aussi d’extérioriser cette joie pour la rendre plus intense et profonde. C’est précisément ce que souligne Rabbi Yitzhak de Berditchev dans son commentaire Kedoushat Levi7.
Croire en Dieu et Le louer
Cette place centrale transparaît dans les bénédictions qui suivent la lecture quotidienne du Shema, rappelant non seulement les miracles opérés par Dieu pour faire sortir Son peuple d’Égypte et lui faire traverser la Mer des Joncs, mais aussi le chant que les enfants d’Israël ont entonné à Sa gloire. Si la Shira est aujourd’hui une partie intégrante de la prière, son intégration définitive dans la liturgie reste difficile à dater. Il semble que les Juifs de Rome aient été les premiers à l’introduire dans la prière quotidienne. Toutefois, son usage remonte déjà à l’époque du Temple de Jérusalem, où les Lévites la chantaient lors du sacrifice quotidien de l’après-midi le Shabbat8.
Le texte de la Shira a également des implications pratiques en matière de liturgie. Il est interdit de s’interrompre entre la bénédiction suivant le Shema — qui évoque la mort des premiers-nés égyptiens, l’ouverture de la Mer des Joncs, et qui se conclut le matin par Béni sois-Tu, Éternel, qui a sauvé Israël — et le début de la Amida9. Le Midrash Rabba10 justifie cette règle en soulignant la continuité des versets de la Torah : les enfants d’Israël ont vu la mer s’ouvrir, ce qui les a amenés à croire en Dieu, et c’est cette foi qui les a conduits à chanter pour Lui.
Un autre enseignement est tiré d’un verset de la Shira11 en lien avec l’accomplissement des mitsvot :
עׇזִּי וְזִמְרָת יָהּ וַיְהִי־לִי לִישׁוּעָה זֶה אֵלִי וְאַנְוֵהוּ אֱלֹהֵי אָבִי וַאֲרֹמְמֶנְהוּ
Il est ma force et ma gloire, l’Éternel ! Je lui dois mon salut. Voilà mon Dieu, je lui rends hommage ; le Dieu de mon père, et je Le glorifie.
Rabbi Yishmael, fils de Rabbi Yohanan ben Beroka s’interroge sur la manière de rendre hommage à Dieu. Il rapproche le mot וְאַנְוֵהוּ (ve-anvehu) au terme נוי (noy, beauté) et en déduit qu’il convient d’accomplir les mitsvot de la plus belle des manières : construire une Soukka élégante, acquérir un Shofar raffiné, etc.12. Un autre enseignement est proposé par Abba Shaoul, qui lit וְאַנְוֵהוּ comme deux mots séparés (ve-hou ani, moi et Lui). Il en déduit un principe fondamental d’imitation des voies divines : De même qu’Il est clément et miséricordieux, sois toi aussi clément et miséricordieux.
Ne pas chanter, une faute ?
Comme mentionné précédemment, de nombreux personnages du Tanakh ont chanté des louanges à l’Éternel. Pourtant, un roi s’en est abstenu : Hizkiahou. Ce souverain, fidèle aux commandements divins et régnant à la fin du VIIIème siècle avant notre ère, a bénéficié de miracles remarquables, notamment lorsque Jérusalem fut sauvée miraculeusement du siège assyrien. Le Talmud13 rapporte un enseignement de Bar Kapara basé sur un verset du prophète Isaïe (9:6) :
לְמַרְבֵּה הַמִּשְׂרָה וּלְשָׁלוֹם אֵין־קֵץ עַל־כִּסֵּא דָוִד וְעַל־מַמְלַכְתּוֹ לְהָכִין אֹתָהּ וּלְסַעְדָּהּ בְּמִשְׁפָּט וּבִצְדָקָה מֵעַתָּה וְעַד־עוֹלָם קִנְאַת יְהוָה צְבָאוֹת תַּעֲשֶׂה־זֹּאת
Son rôle est d’agrandir l’empire, d’assurer une paix sans fin au trône de David et à sa dynastie, qui aura pour base et appui le droit et la justice, dès maintenant et à jamais. Le zèle de l’Éternel fera cela.
Or, dans ce verset, la lettre mem du mot לְמַרְבֵּה est inhabituelle : il s’agit d’un mem sofit, une forme normalement réservée à la fin des mots. Bar Kapara en tire une leçon : L’attribut de rigueur s’est adressé au Saint-Béni-Soit-Il en disant : « Maître du monde, David, roi d’Israël, qui T’a adressé tant de chants et de louanges, n’a pas été fait Messie. Et Tu ferais Messie Hizkiahou, à qui Tu as accordé tant de miracles, mais qui n’a chanté aucune louange devant Toi ? C’est pourquoi la lettre mem est fermée : la possibilité messianique s’est refermée. »
La Shira nous enseigne ainsi, jour après jour, qu’il est essentiel de reconnaître les miracles divins, d’exprimer notre gratitude et de chanter la gloire de Dieu. Elle nous rappelle aussi combien le chant et la musique apportent joie et sérénité.
Dans la tradition des Juifs du Maroc, lors du matin de Shabbat Shira (ainsi que le septième jour de Pessah, où l’on lit le même passage de la Torah sur la traversée de la Mer des Joncs), un piyout est chanté juste avant la Shira. Ce poème recense les louanges chantées par divers personnages bibliques et se conclut par le chant du peuple d’Israël lors de la venue du Messie. Voici un enregistrement de mon maître, le paytan et rabbin David Otmazgin, interprétant ce piyout ainsi que la Shira, dans une succession de mélodies judéo-andalouses :