La peur, nous disent les psychologues évolutionnistes est un mécanisme de survie adaptatif tout à fait rationnel.
Face à un risque perçu, l’homo sapiens phobicus mettrait ainsi en branle un mécanisme qui le rendrait plus alerte. Ainsi, être sans peur du tout serait le signe d’une irrationalité suicidaire. Et être paralysé par la peur au point qu’elle empêche toute action le signe d’une faiblesse qui elle aussi invite à la prédation. Ceci est bel et bon mais ce qui est décrit ici, est celle de la peur primaire, animale, égoïste qui serait le signal émotionnel face à un risque et qui pousserait les humains à fuir cet inconfort en se mettant
en sécurité ou à éliminer la cause du risque.
Rien sur une éventuelle valeur morale de la peur. Car oui, vivre la peur existentielle, la reconnaître, la dire, nommer cette vulnérabilité qui nous angoisse et nous rappelle à notre fragilité peut à mon sens avoir une
valeur morale voire religieuse en ce qu’elle permettrait de réguler les réponses les plus intuitives, le déni ou la surréaction agressive (je me sens vulnérable alors tu vas toi aussi te sentir vulnérable). C’est peut être le sens de la prière que Jacob formule à Dieu avant sa rencontre avec son frère Esaü dans notre parasha1 :
הַצִּילֵנִי נָא מִיַּד אָחִי מִיַּד עֵשָׂו כִּי־יָרֵא אָנֹכִי אֹתוֹ פֶּן־יָבוֹא וְהִכַּנִי אֵם עַל־בָּנִים׃
Sauve moi, je Te prie, de la main de mon frère de la main d’Esaü car j’ai peur de lui et je crains qu’il ne vienne et ne me porte un coup, ainsi qu’à la mère et aux enfants.
Jacob ici dit sa peur. Il est terrorisé. Par la perspective d’une violence éradicatrice qui le toucherait lui mais surtout qui frapperait indifféremment femmes et enfants de sa famille.
Finalement, contrairement à ce que disent les psychologues évolutionnistes, c’est toujours la mort de nos proches qui terrorise plus que la sienne propre.
Plus encore, cette peur de Jacob est justifiée. Elle est aussi teintée d’un sentiment de culpabilité de la part de notre patriarche. Il sait qu’il n’est pas tout à fait innocent et que pour réaliser son destin, il a dû blesser son frère d’une blessure terrible. Et sa prière opère d’abord cela: elle reconnaît la peur. Elle la vit. En la posant devant Dieu comme une demande et un appel à l’aide, elle remet aussi à Dieu la protection. Tout comme la vengeance, qui appartient à Dieu et à lui seul, raison pour laquelle face a une mort violente nous disons Hashem yqom damo/que Dieu venge son sang, Dieu, pas les hommes, la protection aussi, ultimement, viens de Lui. Toute la préparation matérielle (exigée) n’y suffit pas. Il y faut la berakha, la
bénédiction. Le verset suivant passe de la supplication à la demande, voire à l’exigence2 :
וְאַתָּה אָמַרְתָּ הֵיטֵב אֵיטִיב עִמָּךְ וְשַׂמְתִּי אֶת־זַרְעֲךָ כְּחוֹל הַיָּם אֲשֶׁר לֹא־יִסָּפֵר מֵרֹב׃
Pourtant, tu as dit : « Je te comblerai de faveurs et j’égalerai ta descendance au sable de la mer, dont la quantité est incalculable. »
Jacob rappelle à Dieu sa promesse et sa bénédiction en lui disant: Ta propre formule impliquait l’impossibilité du génocide, tu m’as promis le nombre. Ne te démens pas. Ne laisse pas la réalité contredire ta promesse.
Et pourtant. Nous savons que si la promesse se tient dans son éternité, c’est d’abord et avant tout en tant que promesse différée. Il ne faut pas cesser de la rappeler.
Accepter la peur, pour nous, pour les nôtres, pour les autres aussi, nos chers otages encore dans les geôles, innocents pris dans les rets d’une tragédie. Oser la demande à Dieu et le rappel qu’Il est tenu par sa parole. L’inconfort plutôt que le déni ou l’agressivité. Même si ca fait mal, très mal.