Noé s’enivre et maudit Canaan

Au chapitre 9 du livre de la Genèse, dans parashat Noah, nous rencontrons une histoire
extrêmement troublante qui a fait couler énormément d’encre, dans les anciens midrashim et
chez les commentateurs du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui.
Noé vient de sortir de l’arche avec toute sa famille, Dieu a contracté une alliance avec lui. Le texte
dit1 :

וַיִּהְיוּ בְנֵי־נֹחַ הַיֹּצְאִים מִן־הַתֵּבָה שֵׁם וְחָם וָיָפֶת וְחָם הוּא אֲבִי כְנָעַן׃ שְׁלֹשָׁה אֵלֶּה בְּנֵי־נֹחַ וּמֵאֵלֶּה נָפְצָה כׇל־הָאָרֶץ׃ וַיָּחֶל נֹחַ אִישׁ הָאֲדָמָה וַיִּטַּע כָּרֶם׃ וַיֵּשְׁתְּ מִן־הַיַּיִן וַיִּשְׁכָּר וַיִּתְגַּל בְּתוֹךְ אׇהֳלֹה׃ וַיַּרְא חָם אֲבִי כְנַעַן אֵת עֶרְוַת אָבִיו וַיַּגֵּד לִשְׁנֵי־אֶחָיו בַּחוּץ׃ וַיִּקַּח שֵׁם וָיֶפֶת אֶת־הַשִּׂמְלָה וַיָּשִׂימוּ עַל־שְׁכֶם שְׁנֵיהֶם וַיֵּלְכוּ אֲחֹרַנִּית וַיְכַסּוּ אֵת עֶרְוַת אֲבִיהֶם וּפְנֵיהֶם אֲחֹרַנִּית וְעֶרְוַת אֲבִיהֶם לֹא רָאוּ׃ וַיִּיקֶץ נֹחַ מִיֵּינוֹ וַיֵּדַע אֵת אֲשֶׁר־עָשָׂה לוֹ בְּנוֹ הַקָּטָן׃ וַיֹּאמֶר אָרוּר כְּנָעַן עֶבֶד עֲבָדִים יִהְיֶה לְאֶחָיו׃ וַיֹּאמֶר בָּרוּךְ יְהֹוָה אֱלֹהֵי שֵׁם וִיהִי כְנַעַן עֶבֶד לָמוֹ׃ יַפְתְּ אֱלֹהִים לְיֶפֶת וְיִשְׁכֹּן בְּאׇהֳלֵי־שֵׁם וִיהִי כְנַעַן עֶבֶד לָמוֹ׃

Les fils de Noé qui sortirent de l’arche furent Shem, Ham et Japhet et Ham est le père de Canaan. Ce sont les trois fils de Noé et par eux toute la terre fut peuplée. Noé, en homme de la Terre, planta une vigne. Il but du vin et s’enivra, et il se dévoila dans sa tente. Ham le père de Canaan, vit la nudité de son père, et alla le raconter dehors à ses deux frères. Shem et Japhet prirent la couverture, la déployèrent sur leurs épaules, et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père. Leur visage étant tourné, ils ne virent pas la nudité de leur père. Noé se réveilla de son vin et sut ce que lui avait fait son plus jeune fils. Il dit : « Maudit soit Canaan, qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! » Il dit : « Soit béni l’Éternel, Dieu de Shem et que Canaan soit leur esclave ! Que Dieu accroisse Japhet, qu’il réside dans les tentes de Shem et que Canaan soit leur esclave ! »

Le texte est assez obscur et soulève plusieurs questions :

  • Pourquoi Ham est-il désigné comme le « père de Canaan » ?
  • Que découvre exactement Ham dans la tente de son père, qu’il rapporte ensuite à ses frères restés dehors ?
  • Qu’a fait le “plus jeune fils” à Noé pour déclencher une telle colère ? Et qui est ce « jeune fils » exactement ?
  • Pourquoi Noé maudit-il Canaan, son petit-fils, et non pas son propre fils, Ham ?

La lecture littérale suggère que Noé, enivré, s’est dénudé dans sa tente, et que Ham, en voyant son père nu, aurait commis un acte grave d’irrespect. Toutefois, la réaction intense de Noé semble disproportionnée et pourrait indiquer un contexte plus sombre, étant donné que l’expression « voir la nudité » (לראות את הערווה) renvoie à un acte sexuel interdit2.

Le Talmud de Babylone, dans le traité Sanhédrin, aborde cette ambiguïté. Rav et Shmuel se demandent quel acte précis le « jeune fils » a commis (même si la question de savoir si ce jeune fils est Ham ou Canaan n’est pas résolue). Selon l’un, le jeune fils aurait castré Noé, tandis que l’autre suggère qu’il aurait eu une relation sexuelle avec lui.

Noé violeur

Je vous propose une lecture à tiroirs, qui repose sur un ancien midrash extrait de Bereshit Rabba, prolongé par un midrash contemporain signé par Oshrat Shoham, publié dans le deuxième volume de דרשוני מדרש נשים3.

Dans Bereshit Rabba, les versets sont commentés de la manière suivante :

הרבה צער נצטער נח בתיבה, שלא היה לו בן קטן שישמשנו. אמר: לכשאצא אני מעמיד לי בן קטן שישמשני, כיון שעשה לו חם אותו מעשה. אמר: אתה מנעת אותי מלהעמיד לי בן קטן שישמשני, לפיכך יהיה אותו האיש עבד לאחיו, שהן עבדים לי

Noé avait souffert dans l’arche de ne pas avoir un jeune enfant pour le servir. Il dit : « Quand je sortirai de l’arche je me choisirai un jeune enfant pour me servir. » Etant donné ce que lui fit Ham, Noé dit : « Tu m’as empêché de me choisir un jeune enfant pour me servir, par conséquent, ce même homme sera l’esclave de ses frères, vu qu’ils sont mes esclaves. »

Le verbe לשמש/servir ici récurrent, est en hébreu un mot très ambivalent, incluant la connotation sexuelle, תשמיש המיטה. Ainsi, si l’on relit le texte sous cet angle, le personnage de Noé prend une toute autre connotation.

En s’inspirant de ce midrash du 5ème siècle et en employant les mêmes outils d’interprétation et d’écriture, Oshrat Shoham propose un incroyable travail d’exégèse :

Noé dit : « Quand je sortirai de l’arche je me choisirai un jeune enfant pour me servir » — Noé prit Canaan le jeune fils de Ham et se servit de lui, car il n’y a d’autre service que celui sexuel.

Il se dévoila dans sa tente — Ham, le père de Canaan, passa par là et découvrit son propre père en train de se servir de son fils, que fit-il ?

Il le raconta à ses frères à l’extérieur — Ham poussa le cri de son jeune fils et cria devant ses frères «  Regardez ce que père fait à mon jeune fils ! »

Que firent les frères ? Shem et Japhet prirent la couverture, la déployèrent sur leurs épaules, et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père. Leur visage était retourné et ils ne virent pas la nudité de leur père.

Que signifie « ils couvrirent la nudité de leur père » ? Cela signifie qu’ils couvrirent les actes de leur père, qu’ils le cachèrent, ils voulurent passer sous silence et couvrir ce que leur frère avait découvert.

Et que fit Ham ? Ici, Oshrat cite le passage du Talmud : Rav et Shmuel disent : l’un dit qu’il l’a castré, l’autre dit qu’il a eu une relation sexuelle avec lui. Celui qui dit : il l’a castré, c’était pour l’empêcher de refaire ce genre d’acte à l’avenir ; celui qui dit :  il a eu une relation avec lui, Ham vint faire à Noé ce qu’il avait fait à son propre fils (selon le principe de מידה כנגד מידה).

Noé se réveilla de son vin et il sut ce que son jeune fils lui avait fait. — Qui est « son jeune fils » ? Certains disent Japhet qui l’avait couvert, et d’autres disent Canaan qui l’avait dévoilé (= qui avait dévoilé que son grand-père l’avait violé, via son père).

Et Noé dit : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! » — Noé dit à son fils Ham : « Tu m’as empêché de faire quelque chose dans l’obscurité avec ton fils, alors que celui-ci soit dénigré et noirci ; qu’il porte la tache de l’inceste à jamais. »

Les deux midrashim, l’ancien et le contemporain, se rejoignent pour nous renvoyer à une réalité sombre et actuelle : celle d’une agression sexuelle, ici sur Canaan enfant, dissimulée pour protéger l’agresseur au détriment de la victime. Il s’agit de l’histoire d’un crime découvert par un membre de la famille qui le dénonce, mais que personne n’écoute. Tout le monde sait, tout le monde se tait. Un mécanisme de silence et de déni qui, une fois brisé, aboutit trop souvent à la culpabilisation de l’innocent plutôt qu’à la remise en question et à la condamnation de l’auteur du méfait. C’est exactement ce que fait Noé en maudissant son petit-fils à la place de faire son propre examen de conscience.

  1. Genèse 9:18-27 ↩︎
  2. Voir Lévitique 18:6-19 et 20:11-21 ; le verbe utilisé pour décrire les interdits sexuels est en général לגלות/découvrir, mais l’on trouve aussi le verbe לראות, par exemple au verset 20:17. ↩︎
  3. Tamar Biala (ed.), Dirshuni, Midrashei Nashim, vol. 2, Yediot Sefarim. L’ouvrage a été traduit en anglais en 2022. ↩︎