Voici la loi de l’holocauste – זֹאת תּוֹרַת הָעֹלָה : c’est sur ces mots que s’ouvre la parasha Tsav. Six versets y décrivent un sacrifice qu’on apporte tous les jours, une fois à la tombée de la nuit et une fois au petit matin :

ויקרא ו:ב

הִוא הָעֹלָה עַל מוֹקְדָה עַל־הַמִּזְבֵּחַ… כָּל־הַלַּיְלָה עַד־הַבֹּקֶר

Levitique 6:2

…l’holocauste restera sur le foyer de l’autel toute la nuit jusqu’au matin.

Ensuite, au petit matin :

ויקרא ו:ה

וּבִעֵר עָלֶיהָ הַכֹּהֵן עֵצִים בַּבֹּקֶר בַּבֹּקֶר וְעָרַךְ עָלֶיהָ הָעֹלָה וְהִקְטִיר עָלֶיהָ חֶלְבֵי הַשְּׁלָמִים

Lévitique 6:5

le prêtre y allumera du bois, arrangera dessus l’holocauste, et brûlera par-dessus la graisse des sacrifices consommés entièrement.

Le sacrifice du matin est le premier acte qu’on fait au Temple avant de commencer la journée, et le sacrifice du soir est le dernier avant la nuit, celui qui clôt le service. Comme si la Torah nous décrivait une temporalité parallèle à celle de la vie au-dehors du sacré : chaque jour est différent mais il commence toujours avec le même café, et se termine toujours en se brossant les dents. Le sacrifice du matin et celui du soir marquent le temps d’un jour à chaque fois différent dans la vie du Temple.

Mais à y regarder de plus près, ces versets ne nous disent pas grand-chose sur l’holocauste bi-journalier : ni avec quel animal on doit accomplir le sacrifice, ni comment et à quelle heure l’apporter, ni où l’offrir. Pour obtenir ces informations, il faudra lire le chapitre 29 de l’Exode ou le chapitre 28 des Nombres.

Ce passage ne nous donne pas non plus d’instructions sur l’holocauste en général ; pour en apprendre sur le sujet il faudra remonter au tout début du livre du Lévitique. Non, il semble que le sujet de notre paragraphe soit ailleurs : l’holocauste est par définition le sacrifice qui est entièrement consumé, personne ne mange l’holocauste à part l’autel lui-même, exactement comme le dit le verset :

ויקרא ו:ג

וְהֵרִים אֶת־הַדֶּשֶׁן אֲשֶׁר תֹּאכַל הָאֵשׁ אֶת־הָעֹלָה

Lévitique 6:3

…il enlèvera la cendre faite par le feu qui aura mangé l’holocauste…

Et donc, malgré le titre זאת תורת העולה, le sujet de ces six versets est celui de l’autel et du bois, de la sortie des cendres et des restes non consumés à l’extérieur du campement, et surtout du feu. Le feu est le personnage principal de nos versets et le sujet d’un refrain répété trois fois :

6:2Et le feu brûlera sur l’autelוְאֵשׁ הַמִּזְבֵּחַ תּוּקַד בּוֹ
6:5Le feu brûlera sur l’autel, il ne s’éteindra pasלֹא תִכְבֶּה וְהָאֵשׁ עַל הַמִּזְבֵּחַ תּוּקַד בּו
6:6Le feu perpétuel brûlera sur l’autel, il ne s’éteindra pasאֵשׁ תָּמִיד תּוּקַד עַל הַמִּזְבֵּחַ לֹא תִכְבֶּה

À chaque occurrence, le refrain ajoute un élément. Le feu est là, inextinguible, il grossit et se fait de plus en plus fort, jusqu’à devenir perpétuel, אש תמיד. Le texte insiste sur le caractère perpétuel du feu comme pour dire que ce feu doit être maintenu même en l’absence de sacrifice. Le feu doit continuer à brûler, qu’il soit utile ou non, qu’il serve à consumer le sacrifice ou qu’il ne serve à rien, il est indispensable. Comme si le feu pouvait exister sans rien « à manger », un feu magique se suffisant à lui-même.

L’origine du feu : divine ou humaine ?

Ce feu nous renvoie bien sûr au feu divin, descendu du ciel lors de l’inauguration du Tabernacle au chapitre 9 du Lévitique (même si dans la chronologie du texte biblique on est supposé être avant cet évènement) :

ויקרא ו:כד

וַתֵּצֵא אֵשׁ מִלִּפְנֵי יְהוָה וַתֹּאכַל עַל הַמִּזְבֵּחַ אֶת הָעֹלָה וְאֶת הַחֲלָבִים

Lévitique 9:24

Le feu sortit de devant l’Eternel, et consuma sur l’autel l’holocauste et les graisses.

Le feu perpétuel de l’autel serait-il ce même feu envoyé par Dieu ? Ce feu que les humains gardent et nourrissent pour que jamais il ne s’éteigne, comme les Vestales romaines entretenaient le feu de la cité ?

Pourtant, avant l’ordre donné dans notre paragraphe, on a déjà rencontré ce feu au début du livre du Lévitique :

ויקרא א:ז

וְנָתְנוּ בְּנֵי אַהֲרֹן הַכֹּהֵן אֵשׁ עַל־הַמִּזְבֵּחַ וְעָרכוּ עֵצִים עַל־הָאֵשׁ

Lévitique 1:7

Les fils d’Aaron le prêtre mettront du feu sur l’autel, et arrangeront du bois sur le feu.

Ce verset indique que le feu n’est pas tombé du ciel mais que ce sont bien les humains qui l’allument et qui y veillent. Ceux qui doivent mettre le feu sur l’autel, puis le faire grossir avec du bois, sont les fils d’Aaron, les prêtres.

Le Sifra1 met le doigt sur la contradiction :

ספרא ד

ונתנו בני אהרן הכהנים אש על המזבח – אף על פי שהאש יורדת מן השמים, מצוה ליתן אש מן ההדיוט

Sifra, Vayikra Dibbura DeNedavah 4

Les fils d’Aaron le prêtre mettront du feu sur l’autel – Même si le feu descend du ciel, c’est un commandement d’apporter du feu de la part du profane.

Dans une tentative harmonisatrice, le Midrash nous dit que le feu est bien d’origine sacrée mais que c’est à l’humain de l’entretenir et de l’allumer. Malgré le feu qui est descendu du ciel et qui ne s’est apparemment jamais éteint, il existe donc un commandement spécifique de « donner du feu de la part du profane ». Mais à quel moment doit-on intervenir ? Si le feu s’éteint finalement ? Ou s’agit-il uniquement de ne pas laisser mourir le feu initial ? La question devient plus pertinente encore quand on s’intéresse à l’aspect pratique de l’entretien du feu. Le Tabernacle étant un temple portatif, que fait-on du feu perpétuel de l’autel quand il faut tout ranger pour se déplacer, demande le Midrash ?

Le maintien du sacré, un acte humain quotidien

לא תכבה – אף במסעות. מה עושים לה? כופים עליה פְּסַכְתֵּר, דברי רבי יהודה. ר’ שמעון אומר: אף בשבת. ומסעות מדשנים אותה, שנאמר: ודשנו את המזבח ופרשו עליו בגד ארגמן

Il ne s’éteindra pas – même pendant les voyages. Que lui font-ils ? Ils renversent un récipient sur le feu, selon Rabbi Yehouda. Rabbi Shimon dit : même Shabbat [le feu ne s’éteint pas]. [Mais] en voyage, on nettoie le feu, comme il est écrit (Nombres 4:13) : « Ils ôteront les cendres de l’autel et étendront sur lui un tissu de pourpre ».

Que fait-on pendant les voyages ? Rabbi Yehouda décrit un stratagème utilisé pour protéger le feu (probablement plutôt les braises) : le recouvrir d’un récipient. Selon Rabbi Shimon au contraire, on ratisse l’autel, on jette les cendres et les restes du bois, et pour donner l’impression que le feu est encore allumé, on recouvre l’autel d’un tissu rouge, la couleur du feu. Et si on peut recouvrir l’autel de tissu c’est évidemment parce que le feu est éteint.

Ainsi, selon le sens littéral du verset dans le premier chapitre de Vayikra, selon Rabbi Shimon dans le Midrash, et sans la tentation harmonisatrice du Sifra, le feu qui consume les sacrifices du matin au soir et du soir au matin, n’est pas un feu miraculeux, mais un acte humain, un acte journalier d’une consternante banalité. Allumer le feu est une action humaine quotidienne et dans le cadre du service au Temple, elle l’est tout comme offrir les sacrifices, disposer le bois, enlever le fumier, allumer les lumières, brûler l’encens matin et soir, etc.

Autrement dit, c’est cet acte humain répétitif qui est le cadre et le garant du sacré.

Le sacré, ce qui nous meut, ce qui a de la valeur, ce en quoi nous croyons, ne peut exister sans l’effort permanent, le travail continuel et opiniâtre de l’humain, qui tous les matins et tous les soirs allume et rallume le feu, même en voyage. Le sacré ne tombe pas du ciel, que ce soit dans le cadre personnel, familial ou social, il exige un labeur toujours recommencé. We are the people. Nous sommes les gens que nous attendons. Et pour reprendre les mots de Maoz Ynon, activiste au long cours et dont les parents ont été tués le 7 octobre à Netiv haAsara : « il n’y a pas d’espoir, il y a l’espoir que l’on fait ; celui qu’on crée, qu’on allume et qu’on rallume tous les jours, au lever et au coucher, afin qu’il existe dans le monde ».

  1. Midrash halakha sur le livre du Lévitique, possiblement le plus vieux texte rabbinique transmis à l’écrit. ↩︎