Il n’existe pas, à proprement parler, d’histoire juive ancienne du tatouage. Le tatouage est longtemps resté étranger au judaïsme, jusqu’à l’épisode traumatique de la Shoah. Les déportés tatoués dans les camps nazis ont marqué l’ethos juif contemporain.
Aujourd’hui, certains jeunes Juifs se réapproprient ce signe en se tatouant les numéros de leurs aïeuls, inversant la marque d’infamie en acte de mémoire1. Cette dynamique paradoxale a conduit tant à renforcer qu’à réinvestir les anciens tabous.
L’interdit de tatouage apparaît dans la parasha de Kedoshim :
וְשֶׂרֶט לָנֶפֶשׁ לֹא תִתְּנוּ בִּבְשַׂרְכֶם וּכְתֹבֶת קַעֲקַע לֹא תִתְּנוּ בָּכֶם אֲנִי יְהֹוָה׃
Vous ne tailladerez point votre chair pour un mort et vous n’écrirez pas de tatouage en vous, Je suis l’Eternel.
Ce verset comporte à lui seul trois hapax legomenon, c’est-à-dire des termes qui n’apparaissent qu’une seule fois dans tout le canon biblique : שֶׂרֶט, כְתֹבֶת et קַעֲקַע, les deux derniers faisant partie d’une même expression ou mot composé כְתֹבֶת קַעֲקַע. Seret désigne une incision, une coupure, une entaille ou une taillade. Ketovet vient de la racine KTV, écrire, et qa’qa désigne la marque permanente, le tatouage. Dans le dictionnaire étymologique d’hébreu biblique, Klein propose de dire que le terme serait un doublement de la racine QA qui veut dire creuser en profondeur, racine et qu’on retrouverait également en arabe.
Rashi explique la première partie du verset comme faisant référence à une coutume émoréenne de se taillader la chair en signe de deuil, de mortification. Pour expliciter le concept de tatouage, Rashi cite le Talmud de Babylone2 :
כְּתָב מְחֻקֶּה וְשָׁקוּעַ שֶׁאֵינוֹ נִמְחָק לְעוֹלָם שֶׁמְּקַעְקְעוֹ בְּמַחַט וְהוּא מַשְׁחִיר לְעוֹלָם:
Une écriture gravée et cautérisée, et devenue indélébile. On la cautérise avec une aiguille, elle fonce et devient indélébile.
Cet interdit est mideoraita et son infraction est passible de flagellation. Notons qu’il vise l’acte de tatouer, non l’état d’être tatoué. Le mythe urbain qui voudrait que les tatouages soient enlevés post-mortem pour permettre l’enterrement religieux est parfaitement absurde : la loi juive regorge d’interdits liés au respect dû au mort (kevod ha-met) et au respect de l’intégrité du corps post-mortem.
Quant à la portée de cet interdit, plusieurs explications ont été proposées. Le rapport entre les trois parties du verset n’est pas évident et a été l’objet de controverses interprétatives. L’incise « Je suis l’Éternel » est-elle – comme souvent lorsqu’elle conclut un verset énonçant une règle – l’énoncé de la source de l’autorité normative ou bien a-t-elle un lien plus direct avec la nature de l’interdit ? De même, l’interdit de se taillader les chairs pourrait-elle éclairer par contagion les raisons de celui de se tatouer ? L’enjeu est-il le rejet des gestes scarificateurs qui entament l’intégrité corporelle ? Ou bien est-il question d’une polémique biblique contre les coutumes étrangères et/ou idolâtres, la scarification et le tatouage devenant des signes de sacrifice à la divinité ?
L’interdit serait lié à l’intégrité du corps, créé à l’image de Dieu, tselem Elohim. Le judaïsme prohibe le suicide, protège la vie, et interdit l’aveu à charge, pour respecter la dignité de l’homme. Pourtant, cette hypothèse éthique peine à convaincre pleinement : les boucles d’oreilles, les chirurgies esthétiques, voire la circoncision (considérée ailleurs comme mutilation) ne sont non seulement pas des pratiques interdites, mais parfois des pratiques obligatoires.
La question du rapport entre les parties du verset est l’enjeu d’une controverse dans la Mishna :
הַכּוֹתֵב כְּתֹבֶת קַעֲקַע, כָּתַב וְלֹא קִעֲקַע, קִעֲקַע וְלֹא כָתַב, אֵינוֹ חַיָּב, עַד שֶׁיִּכְתֹּב וִיקַעֲקֵעַ בִּדְיוֹ וּבִכְחֹל וּבְכָל דָּבָר שֶׁהוּא רוֹשֵׁם. רַבִּי שִׁמְעוֹן בֶּן יְהוּדָה מִשּׁוּם רַבִּי שִׁמְעוֹן אוֹמֵר, אֵינוֹ חַיָּב עַד שֶׁיִּכְתּוֹב שָׁם הַשֵּׁם, שֶׁנֶּאֱמַר (ויקרא יט) וּכְתֹבֶת קַעֲקַע לֹא תִתְּנוּ בָּכֶם אֲנִי ה’:
Celui qui écrit une incision dans sa peau : qui l’écrit mais ne la grave pas, qui la grave mais ne l’écrit pas, n’est pas passible tant qu’il ne l’a pas écrit et gravé avec de l’encre, du khôl, ou tout ce qui l’inscrit. Rabbi Shimon Ben Yehuda dit au nom de Rabbi Shimon : il n’est pas passible tant qu’il n’y est pas écrit le nom, comme il est dit : « Vous n’écrirez pas de tatouage en vous, Je suis l’Eternel. »
Pour caractériser l’infraction, la Mishna énonce deux conditions cumulatives : l’écriture et la gravure. L’incision seule ne constitue pas l’infraction, pas plus que l’écriture seule. Il faut l’incision et l’encrage/écriture. L’avis minoritaire de Shimon Ben Yehuda est cité au nom de Rabbi Shimon. Selon cet avis, qui ajoute une condition , pas retenue par l’auteur anonyme de la Mishna (tana qama), l’infraction n’est constituée que si « le nom » est tatoué.
La Guemara, questionnant cet avis de Rabbi Shimon Ben Yehuda explicite la nature de l’interdit et ce qui constitue l’infraction :
אֲמַר לֵיהּ רַב אַחָא בְּרֵיהּ דְּרָבָא לְרַב אָשֵׁי: עַד דְּיִכְתּוֹב ״אֲנִי ה׳״ מַמָּשׁ? אֲמַר לֵיהּ: לָא. כִּדְתָנֵי בַּר קַפָּרָא: אֵינוֹ חַיָּיב עַד שֶׁיִּכְתּוֹב שֵׁם עֲבוֹדָה זָרָה, שֶׁנֶּאֱמַר: ״וּכְתוֹבֶת קַעֲקַע לֹא תִתְּנוּ בָּכֶם אֲנִי ה׳״ – אֲנִי ה׳, וְלֹא אַחֵר.
Rav Aha, fils de Rava a dit à Rav Ashi : faut-il qu’il écrive « Je suis l’Eternel » vraiment (pour être passible) ? Rav Ashi lui a répondu : Non, comme l’a dit Bar Kappara : Il n’est passible [de sanction] que s’il écrit le nom d’une idole, comme il est dit : « vous n’écrirez pas de tatouage en vous, Je suis l’Eternel », c’est-à-dire Moi et non un Autre.
Le Talmud choisit de comprendre l’incise « Je suis l’Éternel » comme donnant la justification de l’interdit. C’est parce que le tatouage est un usage idolâtre qui consacre le tatoué à une idole qu’il est interdit. Le problème n’est donc pas de se diviniser avec l’inscription « Je suis l’Éternel », mais au contraire de nier son caractère d’homme libre en se soumettant à une idole. Précisons que le nom de l’idole indique l’appartenance de l’individu à l’idole.
Ainsi, dans l’Exode3, l’esclave qui renonce à sa liberté est marqué à l’oreille, devenant propriété de son maître. Dans ce cadre, tatouage et esclavage sont deux expressions d’une même soumission à un autre que Dieu. C’est pourquoi Maïmonide rattache directement l’interdit du tatouage à l’idolâtrie et à l’esclavage. Le Juif ne doit être esclave que de Dieu. Le tatouage devient l’écriture corporelle d’une abdication spirituelle.
Plus en profondeur encore, l’interdit semble s’enraciner dans une métaphysique de l’humain. Comme l’analyse Yehezkiel Kauffman, la Bible n’accuse pas tant les idolâtres de créer d’autres dieux que de transformer les humains en statues. Le Psaume 115 décrit comment les adorateurs d’idoles deviennent eux-mêmes muets, aveugles, paralysés : Comme elles deviennent ceux qui les font.
Or, le tatouage grave dans la chair vivante une marque permanente. Il fige, il minéralise. Il mime la pierre contre la chair, la permanence contre la vie. C’est pourquoi, loin d’être une simple question d’esthétique ou de liberté individuelle, il touche, dans la perspective biblique et talmudique, à l’essence même de la créature humaine : ne pas se chosifier, ne pas devenir statue.
Ainsi se résout le paradoxe initial : le corps juif est déjà porteur du signe de l’Alliance. L’interdit du tatouage ne contredit pas cette idée ; il la protège. Il rappelle que la liberté humaine ne peut se penser qu’en lien avec le divin, et non en gravant la chair comme un objet figé. Le tatouage, dans cette perspective, incarne l’illusion de l’autocréation : prétendre être son propre œuvre, quand la vérité biblique rappelle à l’humain sa condition créée et sa vocation à rester vivant et libre.
Ce dvar Torah est tiré d’un article de Noémie Benchimol, paru dans l’ouvrage collectif Le tatouage & les modifications corporelles saisis par le droit, 2020. Pour lire l’article complet, voir l’onglet Supports d’étude.