Nous ouvrons cette réflexion avec le magnifique passage de la parashat Nitzavim, qui évoque l’Alliance conclue non seulement avec ceux qui étaient physiquement présents au Mont Sinaï, mais aussi avec les générations futures.
אַתֶּם נִצָּבִים הַיּוֹם כֻּלְּכֶם לִפְנֵי יְהֹוָה אֱלֹהֵיכֶם רָאשֵׁיכֶם שִׁבְטֵיכֶם זִקְנֵיכֶם וְשֹׁטְרֵיכֶם כֹּל אִישׁ יִשְׂרָאֵל׃ טַפְּכֶם נְשֵׁיכֶם וְגֵרְךָ אֲשֶׁר בְּקֶרֶב מַחֲנֶיךָ מֵחֹטֵב עֵצֶיךָ עַד שֹׁאֵב מֵימֶיךָ: לְעׇבְרְךָ בִּבְרִית יְהֹוָה אֱלֹהֶיךָ וּבְאָלָתוֹ אֲשֶׁר יְהֹוָה אֱלֹהֶיךָ כֹּרֵת עִמְּךָ הַיּוֹם׃ לְמַעַן הָקִים־אֹתְךָ הַיּוֹם לוֹ לְעָם וְהוּא יִהְיֶה־לְּךָ לֵאלֹהִים כַּאֲשֶׁר דִּבֶּר־לָךְ וְכַאֲשֶׁר נִשְׁבַּע לַאֲבֹתֶיךָ לְאַבְרָהָם לְיִצְחָק וּלְיַעֲקֹב׃ וְלֹא אִתְּכֶם לְבַדְּכֶם אָנֹכִי כֹּרֵת אֶת־הַבְּרִית הַזֹּאת וְאֶת־הָאָלָה הַזֹּאת׃ כִּי אֶת־אֲשֶׁר יֶשְׁנוֹ פֹּה עִמָּנוּ עֹמֵד הַיּוֹם לִפְנֵי יְהֹוָה אֱלֹהֵינוּ וְאֵת אֲשֶׁר אֵינֶנּוּ פֹּה עִמָּנוּ הַיּוֹם׃
Vous vous tenez aujourd’hui devant l’Éternel, votre Dieu, vous tous, vos chefs de tribus, vos anciens, vos officiers, tous les hommes d’Israël, vos enfants, vos femmes, et l’étranger qui est au milieu de ton camp, depuis celui qui coupe ton bois jusqu’à celui qui puise ton eau. Tu te présentes pour entrer dans l’alliance de l’Éternel, ton Dieu, dans cette alliance contractée avec serment, et que l’Éternel, ton Dieu, traite en ce jour avec toi, afin de t’établir aujourd’hui pour son peuple et d’être lui-même ton Dieu, comme il te l’a dit, et comme il l’a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. Ce n’est point avec vous seuls que Je traite cette alliance, cette alliance contractée avec serment. Mais c’est avec ceux qui sont ici parmi nous, présents en ce jour devant l’Éternel, notre Dieu, et avec ceux qui ne sont point ici parmi nous en ce jour.
Le Midrash Tanhuma commente :
לֹא אֶתְכֶם לְבַדְּכֶם, אֶלָּא אַף הַדּוֹרוֹת הָעֲתִידִין לָבֹא, הָיוּ שָׁם בְּאוֹתָהּ שָׁעָה, שֶׁנֶּאֱמַר: כִּי אֶת אֲשֶׁר יֶשְׁנוֹ פֹּה. אָמַר רַבִּי אֲבָהוּ בְּשֵׁם רַבִּי שְׁמוּאֵל בַּר נַחְמָנִי, לָמָּה כְּתִיב: כִּי אֶת אֲשֶׁר יֶשְׁנוֹ פֹּה וְגוֹ’ וְאֶת אֲשֶׁר אֵינֶנּוּ פֹּה. לְפִי שֶׁהַנְּשָׁמוֹת הָיוּ שָׁם וַעֲדַיִן גּוּף לֹא נִבְרָא, לְכָךְ לֹא כְּתִיב בָּהֶן עֲמִידָה.
Pas vous seulement, mais aussi les générations futures à venir, étaient là à ce moment-là, comme il est dit : « Car celui qui est ici présent ». Rabbi Abahou a dit au nom de Rabbi Shemouel bar Nahmani : Pourquoi est-il écrit : « Car celui qui est ici présent etc. » et « celui qui n’est pas ici présent » ? Parce que les âmes étaient là mais le corps n’avait pas encore été créé, c’est pourquoi il n’est pas écrit à leur sujet « debout ».
Nous allons tenter de démontrer dans notre article que le rituel est l’élément permettant d’attester de la présence réelle de notre âme au Mont-Sinaï et cela permettra (en toute modestie !) de résoudre le dilemme entre sciences et Torah. Cette démonstration repose sur une théorie inspirée principalement de deux essais qui explorent le lien entre les rituels religieux et la neuropsychologie de la mémoire : « Au nom du Seigneur » de Scott Atran et « Et l’homme créa les dieux » de Pascal Boyer1.
Quelques définitions
Avant d’entrer dans le détail des liens qui existent entre mémoire et rituels, prenons quelques lignes pour préciser ce que sont la mémoire et les rituels :
- La mémoire
Dans la théorie neurocognitive actuelle, on décrit plusieurs grands types de mémoire dont la mémoire à long terme. Arrêtons-nous quelques instants dessus.
La mémoire à long terme, c’est le disque dur du cerveau. Ce sont toutes les informations que nous conservons et qui constituent ce que l’on appelle communément « notre mémoire ». On décrit deux grands types :
- La mémoire épisodique, qui est la mémoire de notre histoire individuelle, des faits et des événements (« avec qui j’étais à Pessah dernier ? »). C’est la mémoire du « Je » : qui je suis, d’où je viens, quelle est mon histoire etc.
- La mémoire sémantique, qui est la mémoire de la connaissance du monde sans lien avec des événements (« quelle est la capitale de l’Italie ? »). Ce sont les choses que nous savons, sans pouvoir préciser qui, comment et dans quelles circonstances nous les avons apprises.
- Les rituels
Les rituels sont une série d’actes stéréotypés, symboliques et répétitifs qui permettent de communiquer une idée. Ils sont réglés par la coutume (ou la loi) et sont très formalisés. La participation répétée au culte selon un certain rite marque l’appartenance à la communauté religieuse concernée.
On retrouve plusieurs grandes catégories de rites :
- Les rites intercesseurs : demandes pour avoir un enfant, pour la guérison, prière pour la pluie etc.
- Les rites de passage : brit-mila, bar-mitsva, mariage, décès etc.
- Les rites de confirmation d’appartenance : Shabbat, bénédictions au moment des repas, prière quotidienne…
Le mode doctrinal et le mode imagiste
L’anthropologue Harvey Whitehouse apporte un regard innovant sur le rituel dans « Arguments and Icons »2 et c’est son point de vue que nous allons approfondir ici.
Selon lui, les religions présentent deux modes de développement rituel différents : un mode imagiste et un mode doctrinal ; on peut rapprocher ces modes aux deux types de mémoire à long terme que nous avons vus plus haut.
Les religions qui sont sur le mode imagiste reposent sur des expériences non verbalisées, émotionnelles et avec une forte composante sensorielle (masques colorés, danseurs au corps peint, cris, musique, etc.). Leurs rituels sont des manifestations spectaculaires qui marquent les esprits. On les retrouve dans les rites initiatiques de certaines tribus (rite de terreur chez les Cheyennes, rite d’initiation des Pygmées…).
Ces rituels sont très rares au cours de la vie des participants et restent gravés dans leur mémoire. Un peu comme la mémoire épisodique.
Le mode imagiste favorise les liens implicites, émotionnellement puissants et durables au sein des groupes d’individus, généralement restreints, et ne se propageant pas à grande échelle.
A l’inverse, dans le mode doctrinal, les pratiques religieuses tendent à être répétées et routinières (la prière quotidienne, les célébrations annuelles), sans émotion forte ni débordement visuel. C’est un ensemble cohérent, systématique, avec des messages verbaux répétés. La répétition construit une routine que les participants effectuent de façon quasi-automatique : on ne se souvient pas précisément comment on connaît la prière, on ne se souvient plus à quel moment on a appris qu’il fallait se lever à tel endroit, qu’il fallait se prosterner ici, mais on le sait et on le fait. Un peu comme la mémoire sémantique.
La routine est généralement dirigée par une hiérarchie sociale rigide. Les particularités que l’on retrouve dans toutes les religions doctrinales sont la présence d’un corps de spécialistes religieux (par exemple, les rabbins) avec des écoles spéciales pour les former, avec un service standardisé, identique quel que soit le spécialiste qui le fournit, facile à reconnaître, et difficile à contrefaire.
Chaque religion va offrir une explication des concepts religieux qui est cohérente, avec des éléments qui concordent les uns avec les autres. Les réponses à toutes les problématiques doivent s’intégrer dans les concepts religieux, ce qui minimise les risques d’innovation et ce qui permet à la hiérarchie de verrouiller et de contrôler l’évolution naturelle des croyances. La croyance religieuse acquiert ainsi un degré élevé d’intégration, de cohérence, d’uniformité et de stabilité idéologique.
Cela entraîne en même temps le maintien de l’orthodoxie, l’identification des masses de fidèles anonymes qui acceptent comme tels les concepts répétés, et les cohérences des théories religieuses. La doctrine écrite, transmise, respectée, hiérarchisée, stable et puissante permet une diffusion massive.
Ainsi, si je me définis comme Juif orthodoxe, cela signifie que j’accepte le joug de la Halakha, les décisions rabbiniques, le respect du rituel etc. Et que ce sont des choses que je sais partager avec tous les autres Juifs qui se définissent comme orthodoxes comme moi, et avec qui j’ai des liens particuliers d’affection, de solidarité et de fraternité même si nous ne nous sommes jamais rencontrés.
La limite des religions doctrinales est que la répétition et la routine finissent par produire un effet lassant, qui sape la motivation religieuse et qui entraîne le déclin de la doctrine religieuse.
C’est probablement l’une des forces du judaïsme d’avoir su mêler à la fois le mode doctrinal répétitif, austère et cohérent, et le mode imagiste, avec des effusions et des émotions fortes, notamment lors des fêtes qui rythment l’année (Pourim, Pessah, Kippour…). Ainsi, dans le judaïsme il y a de l’imagiste dans la doctrine et de la doctrine dans l’imagiste.
Un exemple de mélange de modes dans le rituel
Prenons l’exemple de la bar/bat-mitsva, rite de passage qui n’existe qu’une seule fois dans la vie, et qui est un moment individuel très fort. Voyons comment ce rite unique et imagiste peut devenir répétitif et doctrinal.
En effet si à l’échelle individuelle on ne vit qu’une seule fois cet événement, à l’échelle collective on assiste à de nombreuses cérémonies de bar/bat-mitsva dans sa vie. En y assistant, nous allons nous remémorer notre propre bar/bat-mitsva, parler de notre expérience et partager les effets sociaux de ce rite avec les autres.
Grâce à la verbalisation, qui est une étape nécessaire, les plus jeunes sont informés de ce qu’il va se passer, les aînés expliquent les conséquences sociales de l’événement (« tu entres dans l’âge adulte », « tu deviens responsable devant Dieu ») et dont l’effet social le plus important est le fait qu’il devient un membre à part-entière du groupe en comptant dans le minyan.
Et ainsi, au moment où l’enfant réalise le rituel de passage, devient bar-mitsva, il intègre la communauté. Ce moment est suffisamment exceptionnel tant sur le plan social qu’émotionnel pour que cet événement devienne un souvenir essentiel dans la réalisation de son identité personnelle, et de son identité sociale, partagée avec les autres membres de la communauté.
Pour l’enfant, c’est la mémoire épisodique qui va être sollicitée, c’est un bain d’émotions (« c’est ma bar/bat mitsva, c’est intense, c’est stressant, il y a tous mes amis, il y a une grande fête, de la musique… »). Pour la communauté, c’est la mémoire sémantique, cohérente, qui est sollicitée (le rituel a été réalisé comme il se doit : il/elle est montée à la Torah, a lu son discours, il/elle est soumis à l’ensemble des mitsvot, il/elle fait maintenant partie intégrante de la communauté…).
Ce partage d’expérience entre l’enfant et la communauté se fait dans les deux sens : l’expérience personnelle individuelle de l’émotion de la bar/bat-mitsva nourrit l’expérience collective du concept cohérent de la bar/bat-mitsva, et inversement.
La mémoire épisodique du « Je », s’intègre avec la mémoire sémantique du collectif, qui est la mémoire du groupe. L’enfant ayant accompli son rite de passage se sent investi, intégré et membre éminent de la communauté. Et, le rituel parce qu’il est émotionnellement intense et partagé par tous, est cohérent et donc vrai.
Le rituel se fait mémoire
« La mémoire est un pont entre le passé et l’avenir, un fil invisible qui tisse notre identité individuelle et collective » dit le Rabbin Norbert Abenaim en introduction de ses méditations sur la prière.
Et c’est là que se trouve le lien avec le concept des âmes « toutes présentes au Mont-Sinaï » que nous avons vu au début, ou avec le rituel de Pessah « comme si nous étions nous-mêmes sortis d’Égypte »3.
En réalisant le rituel, nous nous associons à la mémoire collective partagée de notre histoire, celle de la sortie d’Égypte, celle du don de la Torah, et donc à la mémoire de notre communauté. Et en réalisant en même temps ce même rituel par toute la communauté, nous créons tous ensemble une cohérence partagée collective. Ainsi, ma mémoire, par l’accomplissement du rituel, s’intègre dans la mémoire de la communauté, mémoire ancestrale, et la mémoire de la communauté s’intègre dans ma mémoire.
Et donc, nos âmes étaient vraiment présentes au Mont-Sinaï et nous avons vraiment vécu la sortie d’Égypte parce que nous portons, par l’accomplissement du rituel, une part de cette mémoire collective, ancestrale, transmise de génération en génération, cohérente et vraie, finalement peu importe que ces événements aient vraiment eu lieu.
« Le devoir de mémoire s’exprimant par le rite ne peut pas être seulement répétition du passé, mais création au présent d’un passé et d’un futur » (Robert R. Crépeau)
Et ainsi, nous avons résolu le conflit entre sciences et religion : la science nous donne le savoir, ce qui est réel, et la religion nous donne notre identité collective à laquelle on s’allie. Peu importe si ce que dit la religion est vrai scientifiquement, ceci n’est pas son objectif. La religion est vraie parce que nous nous identifions à ce qu’elle dit pour construire notre identité culturelle et sociale qui est partagée avec le reste de notre communauté.
Et ainsi le rituel est ce cordon mnémonique qui valide la réalité de nos traditions, de notre culture, parce qu’en étant membre de la communauté, nous portons la mémoire vivante de notre histoire, et c’est cela qui nous permet de nous définir et de dire qui nous sommes.