Le thème central des Yamim Noraïm, et de Rosh haShana en particulier, est celui de la malkhout Hashem, la royauté de Dieu. Tout au long des prières, nous oscillons entre la reconnaissance : « אין לנו מלך אלא אתה / Nous n’avons de roi que Toi », et l’espérance qu’un jour tous les hommes « te remettront la couronne royale » et que s’accomplira la vision : « וְהָיָה ה’ לְמֶלֶךְ עַל כָּל הָאָרֶץ, ביום ההוא יהיה ה’ אחד ושמו אחד / L’Éternel sera roi sur toute la terre, en ce jour-là l’Éternel sera un et son nom un. »
Reconnaissons-le : l’idée de royauté divine peut aujourd’hui nous sembler suspecte. Elle évoque des régimes fondamentalistes, souvent nés d’immenses promesses, mais vite devenus des régimes oppressifs et cruels, y compris envers ceux qui les avaient soutenus au départ. Peut-être pour cette raison, les rabbins et philosophes qui ont tenté de dégager une pensée politique juive se sont surtout tournés vers le Tanakh, quelques passages isolés de la littérature rabbinique et des textes dispersés des commentateurs médiévaux, plutôt que vers la liturgie.
Et pourtant, le siddour, et plus encore le mahzor des Yamim Noraïm, constitue une véritable matrice théologico-politique. Il réfléchit sur les limites de la nature humaine et, à la suite des prophètes d’Israël, critique toute adhésion trop passionnelle envers la souveraineté humaine – désignée dans certains poèmes liturgiques comme « מלך אביון / roi misérable. »
La Kedoushat Hashem
Je voudrais ici concentrer notre regard sur la bénédiction de Kedoushat Hashem, la plus importante des bénédictions de l’Amida récitée durant les prières de la fête.
Elle commence ainsi : « אַתָּה קָדוֹשׁ וְשִׁמְךָ קָדוֹשׁ, וּקְדוֹשִׁים בְּכָל יוֹם יְהַלְלוּךָ סֶּלָה / Tu es kadosh, ton nom est kadosh, et les kedoshim te louent chaque jour, à jamais ». Dans le rite séfarade et italien on ajoute : « לדור ודור המליכו לאל כי הוא לבדו מרום וקדוש / De génération en génération, on proclame roi le Dieu qui Seul est sublime et kadosh. »
Les philosophes politiques nous ont appris qu’un pouvoir se définit par sa capacité à se placer au-dessus de la loi, à suspendre l’ordre habituel en déclarant l’état d’exception. C’est ce que fait ici la liturgie, en proclament que seul Dieu est Kadosh, c’est-à-dire séparé, transcendant. Le reconnaître comme roi, c’est admettre qu’il est l’unique souverain, « Lui seul est sublime et séparé ». Cette affirmation trace une frontière claire : aucune souveraineté humaine ne peut être considérée comme absolue, encore moins comme sublime et sainte. Même le roi d’Israël, précise la Torah, doit rester soumis à la loi, comme il est dit1 : « לְבִלְתִּי רוּם לְבָבוֹ מֵאֶחָיו / Afin que son cœur ne s’élève pas au-dessus de ses frères ». La racine du verbe utilisé dans le verset est .ר.מ qui, dans le texte biblique, exclut la possibilité d’un roi humain s’élevant au-dessus des autres, et qui dans la liturgie présente Dieu comme le seul Souverain – précisément car la sainteté et la sublimité n’appartiennent pas aux régimes humains. Elles n’appartiennent qu’à Dieu.
Crainte du Ciel et unité humaine
Pourquoi est-ce si important de reconnaître Dieu comme seul souverain ? La bénédiction se poursuit avec trois paragraphes, chacun commençant par « ouv’khen », qui dans ce contexte peut se traduire comme « et puis », établissant un ordre de causalité entre la reconnaissance de Dieu-le-Roi et l’établissement d’un monde d’espérance. Le premier de ces paragraphes nous dit :
וּבְכֵן תֵּן פַּחְדְּךָ יְיָ אֱלֹהֵינוּ עַל כָּל מַעֲשֶׂיךָ, וְאֵימָתְךָ עַל כָּל מַה שֶּׁבָּרָאתָ, וְיִירָאוּךָ כָּל הַמַּעֲשִׂים, וְיִשְׁתַּחֲווּ לְפָנֶיךָ כָּל הַבְּרוּאִים, וְיֵעָשׂוּ כֻלָּם אֲגֻדָּה אֶחָת לַעֲשׂוֹת רְצוֹנְךָ בְּלֵבָב שָׁלֵם…
Et donc, fais reposer ta crainte, Éternel notre Dieu, sur toutes tes œuvres… que tous se rassemblent en une seule assemblée pour accomplir ta volonté d’un cœur entier.
Quel est le lien entre la première partie de ce texte, qui parle de yirat Shamayim — la crainte du Ciel — et la seconde, qui décrit l’unité humaine ? Le rabbin et kabbaliste Élie Benamozegh, l’un des rares penseurs du XIXᵉ siècle à avoir tenté de traduire ces textes en pensée politique moderne, propose une lecture éclairante. Il voit un lien de causalité direct entre la reconnaissance de la malkhout Hashem et la possibilité d’un monde où l’humanité entière « forme une seule assemblée. » Mais pour lui, la malkhout Hashem n’est pas un état aux mains d’une élite, encore moins un pouvoir religieux coercitif, ni même une monarchie. Elle n’est pas davantage l’arbitraire de la majorité, qu’on nommerait aujourd’hui « démocratie illibérale ». Dans tous ces cas, le pouvoir humain, d’un individu ou d’un groupe, resterait absolu.
Or la malkhout Hashem, nous dit Benamozegh, consiste précisément à reconnaître qu’aucun pouvoir humain n’est illimité. C’est admettre « quelque chose de supérieur à la volonté humaine toute seule, que l’on rejette le despotisme sous toutes ses formes, que l’on croit à l’empire des principes absolus de justice et de moralité, indépendants de tout caprice et de tout intérêt soit individuel, soit même collectif. »2 Ainsi, une souveraineté humaine se rapproche de la royauté divine lorsqu’elle est capable de se limiter elle-même, d’agir parfois contre son intérêt immédiat par fidélité à des principes transcendants de justice et de morale. En d’autres termes, la malkhout Hashem s’incarne dans toute autorité qui accepte de s’effacer devant une exigence éthique immuable. Et Benamozegh ajoute : « Peu importe que l’on fasse ou non remonter ces principes à une révélation extérieure et sensible ; peu importe même qu’on leur attribue une source divine ou qu’on la leur refuse ; l’idée que les hommes se font des choses ne change rien à leur nature. »
Le rêve d’un monde transformé
Nous avons compris le lien entre yirat Shamayim et l’unité humaine : celui qui accepte sur lui la royauté divine reconnaît en même temps les limites de toute souveraineté humaine. Et ce n’est que lorsque l’humanité entière reconnaîtra ces limites que pourra s’accomplir la promesse : « וְעוֹלָתָה תִּקְפָּץ פִּיהָ, וְכָל הָרִשְׁעָה כֻּלָּהּ כֶּעָשָׁן תִּכְלֶה, כִּי תַעֲבִיר מֶמְשֶׁלֶת זָדוֹן מִן הָאָרֶץ / L’iniquité fermera la bouche, toute méchanceté disparaîtra comme la fumée, car tu feras disparaître le gouvernement orgueilleux de la terre. »
Si vous vous êtes demandé, comme moi tant de fois, qui est ce « gouvernement orgueilleux », on peut dire qu’il s’agit de tout régime qui rejette la yirat chamayim, qui ne reconnaît aucune limite à son (abus de) pouvoir, ni aucune source universelle de justice. Un régime politique centré sur l’égo de ses dirigeants et la volonté illimitée de puissance. Inutiles de les nommer, tant ces régimes sont nombreux et multiples.
La malkhout Hachem, au contraire, est l’aspiration à un monde à l’envers des logiques habituelles : un monde où le Léviathan de Hobbes est vaincu, un monde capable de fraternité universelle, parce qu’il proclame : « אבינו מלכנו, אין לנו מלך אלא אתה » – Notre Père, notre Roi, nous n’avons de roi que Toi. » Nous avons un Père commun, un Créateur qui a enfanté le monde aujourd’hui même, et par rapport à Lui toute l’humanité est à la fois frères et sujets – בנים ועבדים.
Certes, c’est un monde utopique, qui paraît bien lointain à nos yeux. Aucun pouvoir humain n’est exempt de part d’injustice. Mais au fil des siècles, le peuple juif a choisi de maintenir vivante cette possibilité, d’y croire même quand elle semblait absurde. Et puisque nous avons reçu le commandement de ressembler à Dieu, de marcher dans ses voies, à Rosh haShana nous descendons avec Lui vers une humanité déchirée et meurtrie — « וירד ה’ בענן / l’Éternel descendit dans la nuée », et nous proclamons un monde qui peut devenir רַחוּם וְחַנּוּן אֶרֶךְ אַפַּיִם וְרַב / miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, riche en bonté et en vérité.
Cela nous mène au deuxième paragraphe de notre bénédiction :
וּבְכֵן תֵּן כָּבוֹד ה’ לְעַמֶּךָ, תְּהִלָּה לִירֵאֶיךָ, וְתִקְוָה טוֹבָה לְדֹרְשֶׁיךָ, וּפִתְחוֹן פֶּה לַמְיַחֲלִים לָךְ
Et puis, tu accorderas gloire à ton peuple, louange à ceux qui te craignent, bonne espérance à ceux qui te cherchent, et parole à ceux qui espèrent en toi.
Donne espérance à ceux qui continuent de porter cette possibilité à travers l’exil. À ceux qui refusent de céder au désespoir. À ceux qui ont été déçus encore et encore parce qu’ils persistaient à espérer en Toi, et qui malgré tout répètent chaque jour : « ולעולם לא נבוש כי בך בטחנו / jamais nous ne serons confondus, car en Toi nous avons mis notre confiance. » Donne une voix à ceux que ce monde a condamnés au silence, mais qui pourtant continuent d’espérer.
Le cercle des justes et l’espérance finale
Nous arrivons enfin au troisième passage de la bénédiction :
וּבְכֵן צַדִּיקִים יִרְאוּ וְיִשְׂמָחוּ, וִישָׁרִים יַעֲלֹזוּ, וַחֲסִידִים בְּרִנָּה יָגִילוּ, וְעוֹלָתָה תִּקְפָּץ פִּיהָ
Et puis, les justes verront et se réjouiront, les droits exulteront, les pieux éclateront en chants, et l’iniquité fermera la bouche.
Le grand maître de la hassidout Rabbi Mordekhaï Yosef Leiner d’Isbica, communément appelé Mei haShiloah, interprète ce passage à travers une parole du Talmud : « à la fin des temps, le Saint béni soit-Il fera danser les justes en cercle.3 » Les « justes » sont associés à ce cercle où chacun se tient à équidistance de Dieu, sans hiérarchie entre eux. Les « droits » (ישרים), en revanche, renvoient à un mouvement linéaire (ישר) où existent des degrés : certains plus proches, d’autres plus éloignés.
À Rosh haShana, nous aspirons tous à rejoindre les yesharim, les droits, comme nous le disons dans la prière : « אָבִינוּ מַלְכֵּנוּ כָּתְבֵנוּ בְּסֵפֶר יְשָׁרִים וּתְמִימִים / Inscris-nous dans le livre des droits et des intègres. » Cela dépend de nous seuls, de nos actes, de notre droiture. Comme l’a exprimé récemment Rachel Goldberg-Polin, mère de l’otage assassiné Hersh Goldberg-Polin : « Dans ce monde, nous ne sommes pas ce que nous disons, nous ne sommes pas ce que nous pensons, nous ne sommes même pas ce que nous croyons. Nous sommes ce que nous faisons. » A Rosh haShana nous ne sommes pas jugés sur la beauté de nos paroles ni sur la pureté de nos intentions, mais bien sur nos actes, sur notre intégrité réelle.
Mais le texte liturgique ne s’arrête pas là : il ne parle pas seulement des justes ou des droits, mais des deux à la fois. Dans le monde à venir, nous dit le Mei haShiloah, il n’y aura plus de contradiction entre le cercle et la ligne droite. Plus de tension entre nos bonnes intentions et nos actions. Tous se tiendront ensemble, également proches de Dieu, dans un cercle qui efface la hiérarchie sans effacer la valeur de nos actes.
En attendant que ce monde advienne, nous nous tenons en prière. Nous portons ensemble ce fil ténu, transmis de génération en génération, qui a survécu aux époques les plus sombres et affronté les visages multiples de la rishe’a, des horreurs que seuls les humains sont capables de connaître.
Un des plus beaux témoignages de ce contraste entre l’obscurité du présent et la persistance d’une autre possibilité se trouve dans le poème liturgique de Rabbi Éléazar ha-Kalir, Melekh ‘Elyon. Dans sa version originale, chaque strophe oppose « melekh ‘elyon, el dar bamarom/ Roi suprême, Dieu qui réside dans les hauteurs » — à la petitesse de la souveraineté humaine, qualifiée de « melekh evion / roi misérable ». Plus tard, sous la pression de la censure chrétienne, les allusions au roi misérable ont été supprimées, sauf une, récitée à voix basse à la fin du poème.
C’est ce contraste que nous sommes appelés à tenir vivant : proclamer d’une part « Melekh ‘Elyon le’olam yimlokh / Le Roi suprême régnera à jamais », et d’autre part crier notre désespoir à travers l’interrogation : « Melekh evion, ‘ad mataï yimlokh ? / Roi misérable, jusqu’à quand régneras-tu ? »
Puissent nos prières être enfin entendues.
Shana Tova