Le judaïsme a cette capacité unique de relier le concret et le sublime.

Dans les cultures occidentales contemporaines, il y a d’un côté le domaine du droit et des codes civils, et de l’autre celui, bien séparé, de la pratique spirituelle. Mais dans la culture juive traditionnelle, ces deux mondes ne font qu’un : la halakha est vue comme un chemin (le mot partage sa racine avec le verbe lalekhet, marcher) que l’on est invité à emprunter, un chemin destiné à nous aider à nous relier au divin à travers les gestes concrets de la vie quotidienne. Si notre Torah peut parfois ressembler à un code civil, les règles qu’elle contient sont des keilim (réceptacles) : des dispositifs incarnés conçus pour nous permettre de vivre une connexion profonde avec l’Absolu à travers les actions concrètes de notre quotidien.

Alors que nous entamons un nouveau livre, le thème d’ouverture de la parasha Bamidbar nous offre une belle illustration de ce principe.

Tout, à première vue, relève de l’organisation concrète de la communauté pour son voyage en route vers la terre de Canaan. Après les instructions du recensement, viennent celles sur l’organisation du camp des Israélites. Puisque le peuple va se déplacer dans le désert, monter et démonter le camp régulièrement, une organisation rigoureuse est nécessaire. Quand chacun sait ce qu’il doit faire et où il doit aller, le mouvement constant du voyage collectif devient plus fluide, plus simple, plus efficace. Ce type d’organisation reflète aussi l’articulation nécessaire entre multiplicité et unité dans les groupes humains : l’organisation du camp permet d’harmoniser la diversité de fait des tribus d’Israël avec leur vocation à l’unité spirituelle en tant que communauté. Jusqu’ici, tout cela pourrait être un excellent cas d’étude pour des politologues ou des anthropologues. 

Mais en lisant le texte à travers le regard hassidique, le recensement des Bnei Israël et leur disposition dans le camp prennent un autre sens. L’organisation socio-spatiale devient l’occasion, pour le Meor Einayim1, de parler de la relation intime entre les deux facettes de la condition humaine : la diversité et l’unité. Voici ce que dit le verset sur lequel rav Menachem fonde son commentaire :

במדבר ב:ב

אִישׁ עַל־דִּגְלוֹ בְאֹתֹת לְבֵית אֲבֹתָם יַחֲנוּ בְּנֵי יִשְׂרָאֵל מִנֶּגֶד סָבִיב לְאֹהֶל־מוֹעֵד יַחֲנוּ׃

Nombres 2:2

Chacun selon sa bannière, selon les signes de la maison de leurs pères les enfants d’Israël camperont non loin ; autour de la Tente d’assignation ils camperont.

Dès le peshat (sens littéral) du verset, déjà, une grande sagesse : au niveau communautaire comme dans les relations individuelles, avant de pouvoir tisser nos existences les unes avec les autres, nous devons savoir qui nous sommes. Appartenir et former une nouvelle unité ne signifie pas disparaître ou se fondre dans l’autre ; cela commence par savoir de quelle lignée on vient. À défaut ce ne serait pas une relation, mais une forme de codépendance.

Le Meor Einayim décrit cela comme un jeu d’interaction entre le monde des « nombres » et celui de l’Unité :

יש כמה עולמות ויש להם מספר, והשקועים בתוך העולמות יש להם מספר

Il y a plusieurs mondes, et ils ont un nombre.  Ceux qui y sont immergés ont un nombre.

Nous vivons dans un monde où tout est compté. Et quand il s’agit d’un collectif, compter nous aide à évaluer où nous en sommes ensemble. C’est pourquoi un recensement est nécessaire. Mais la Source de Vie, le souffle vital qui traverse chacun et chacune de nous, ne se compte pas. Elle est Une :

אבל השם יתברך הוא למעלה מן המספר… שהוא יתברך למעלה מן הזמן. ולפני א׳ מה אתה סופר? כי המספר הוא אחד שנים שלשה, ולפני אחד שהוא למעלה מן המספר שם אין שייך מספר כלל. אנת הוא חד ולא בחושבן, שהוא יתברך למעלה מן החשבון והמספר, כי המספר הוא בזמן, דרך משל היום הוא אחד ולמחר הוא שנים, והשם יתברך הוא למעלה מן הזמן.

Mais le Saint, béni soit-Il, est au-delà du nombre… car Il, béni soit-Il, est au-delà du temps. Et devant l’Un, que comptes-tu ? Car le nombre c’est un, deux, trois, et devant l’Un qui est au-delà du nombre, là le nombre n’a aucune place du tout. Tu es Un et non dans le calcul, car Il, béni soit-Il, est au-delà du calcul et du nombre, car le nombre est dans le temps, par exemple aujourd’hui c’est un et demain c’est deux, et le Saint, béni soit-Il, est au-delà du temps.

C’est pourquoi l’un des noms que nous donnons à Dieu est Ein Sof, l’infini : au-delà du nombre, au-delà du début et de la fin, c’est-à-dire au-delà du temps. Et cette qualité de « au-delà » renvoie à l’unité ultime, qui est à la racine de tout ce qui vit. Sous notre diversité apparente, se cache une véritable unité.

C’est peut-être pour cela que, comme le rappelle le Meor Einayim, la prière du Shema et son message d’unité sont si essentiels. L’unité n’est pas seulement notre horizon, elle est aussi la vérité profonde qui se cache sous les apparences :

וזהו מארז״ל אתם עשיתוני חטיבה א׳ שנאמר שמע ישראל וגו׳ ה׳ אחד, אף אני אעשה אתכם חטיבה א׳ שנאמר ומי כעמך ישראל גוי אחד, וצריך להבין מה מעלה הוא לישראל שהם גוי אחד, אך ר״ל שישראל הם אחד כמו הקב״ה שהוא אחד האמיתי, שיש אחד עובר דהיינו אחד שבמספר שיש אחריו שני ושלישי, אבל השם יתברך הוא א׳ האמיתי כי הוא אחד ואין שני לו להחבירה(…) ,כך ישראל הם אחד ולא בתוך המספר שהם דבוקים בהשם יתברך שהוא למעלה מן המספר.

Et c’est ce que [disent] nos Sages de mémoire bénie : Vous M’avez fait une seule entité, comme il est dit : « ? Écoute Israël etc., l’Éternel est Un « , Moi aussi Je vous ferai une seule entité, comme il est dit : « Et qui est comme ton peuple Israël, nation une. » Et il faut comprendre quel mérite c’est pour Israël qu’ils soient une nation une. Cela veut dire qu’Israël est un comme le Saint béni soit-Il qui est le Un véritable, car il y a un « un » numérique, c’est-à-dire le premier d’une série, mais le Saint béni soit-Il est le Un véritable car Il est un et n’a pas de second pour Lui être associé… ainsi Israël est un, non pas dans le nombre, mais dans l’attachement au Saint béni soit-Il qui est au-delà du nombre.

Ici, notre existence devient une bannière, un ot (signe) porteur d’un message spirituel : notre unité en tant que Bnei Israël est un reflet de l’Unité divine plus profonde dans laquelle nous sommes enracinés, et un rappel de notre vocation à l’incarner.

Mais comment faire, concrètement ? Comment exprimer cette vérité de l’Unité en dehors de notre pratique contemplative, dans la vie de tous les jours ?

C’est là que le Meor Einayim relie le recensement de notre parasha à la pratique de la Sefirat HaOmer (le compte du Omer), qui relie Pessah à Shavouot pendant 49 jours :

וזהו ענין מצות ספירת העומר שנצטוו ישראל, מפני שיצאו מתוך קליפות מצרים והיו צריכים לקבל התורה לבא אליו יתברך, ויהיו צריכים לעבור דרך עולמות שיש להם מספר ואחר כך באו אל השם יתברך והיו יכולים לקבל התורה, וזהו שכתוב תספרו חמשים יום והלא אין סופרין רק תשעה וארבעים יום, אך שעם הבורא יתברך היא חמשים, שהשם יתברך נקרא גם כן אחד אך שאינו בתוך החשבון, לכן אין סופרין אותו אחד

Voici le sens de la mitsva du compte de l’Omer, qui a été donnée à Israël après leur sortie des klipot (coquilles, couches) d’Égypte, et avant de recevoir la Torah. Ils devaient traverser des mondes qui ont un nombre, puis parvenir à Dieu et être capables de recevoir la Torah. C’est pourquoi il est écrit : “Vous compterez cinquante jours.” Pourtant, nous n’en comptons que quarante-neuf. Le cinquantième est avec le Saint Béni Soit-Il, qui est aussi Un, mais non dans le nombre. C’est pourquoi on ne le compte pas.

Le Meor Einayim nous rappelle ici un paradoxe magnifique : c’est à travers le fait de compter que nous pouvons accéder à l’au-delà du nombre, à ce qui ne peut être dénombré.

C’est tout le sens du compte du Omer : c’est par le travail humble et patient de compter chaque jour, en s’engageant à purifier un aspect particulier de notre être à chaque étape, que l’on parvient à l’Unité ultime révélée à Shavouot : unité entre nous, union avec le Divin, sans que cette unité n’efface notre individualité.

C’est la sagesse des petits actes répétés, même ceux qui semblent anodins comme compter. 

Oui, le Sublime de l’Unité naît de ces gestes quotidiens par lesquels nous apprenons à nous relier à plus grand que nous, sans nous oublier nous-mêmes en chemin.

  1. Enseignements du Rav Menahem Nahoum Twerski de Tchernobyl (1730-1797), fondateur et premier rebbe de la dynastie hassidique de Tchernobyl. Il est connu sous le nom de son ouvrage, le Meor Einaym, édité par son étudiant suivant l’ordre des parashot hebdomadaires. ↩︎