לַמְּדֵנִי, אֱלֹהַי, בָּרֵךְ וְהִתְפַּלֵּל
עַל סוֹד עָלֶה קָמֵל, עַל נֹגַהּ פְּרִי בָּשֵׁל,
עַל הַחֵרוּת הַזֹּאת: לִרְאוֹת, לָחוּשׁ, לִנְשֹׁם,
לָדַעַת, לְיַחֵל, לְהִכָּשֵׁל.
לַמֵּד אֶת שִׂפְתוֹתַי בְּרָכָה וְשִׁיר הַלֵּל
בְּהִתְחַדֵּשׁ זְמַנְךָ עִם בֹּקֶר וְעִם לֵיל,
לְבַל יִהְיֶה יוֹמִי הַיּוֹם כִּתְמוֹל שִׁלְשׁוֹם,
לְבַל יִהְיֶה עָלַי יוֹמִי הֶרְגֵּל.
Apprends-moi, mon Dieu, à prier et bénir ;
le secret de la feuille flétrissant, le mystère du fruit mur ;
Cette liberté de voir, sentir et respirer,
Savoir, souhaiter, échouer.
Apprends à mes lèvres la bénédiction et la louange,
Lorsque ton temps se renouvelle soir et matin,
Pour ne pas que soit mon jour comme l’avant-veille,
Pour ne pas que mon jour soit pour moi habitude.
Comme la plupart des gens ayant grandi au sein du monde religieux, pendant des années la prière était pour moi une corvée, une tâche que l’on doit accomplir bon gré mal gré avant de se rendre à l’école, avant de manger, avant de pouvoir quitter la table. Si bien vite les fameuses bénédictions deviennent des quasi-automatismes auxquels on ne pense même plus, certaines restent des corvées particulièrement exaspérantes : chercher un morceau de lune caché entre deux nuages pour la fameuse birkat halévana, un arbre fruitier en fleurs pour birkat ha-ilanot, etc. La prière est une telle corvée religieuse que la question « Pourquoi prier ? » est devenue l’une des plus grandes interrogations du jeune religieux, qui ne penserait pas à se demander parallèlement pourquoi faire shabbat, ni même pourquoi manger casher.
La prière, cette corvée journalière
À l’âge du questionnement, c’est peut-être un rationaliste comme Yeshayahou Leibowitz qui apporte la réponse adaptée au vécu d’un jeune religieux cherchant désespérément une raison, voire simplement un moyen, de supporter un peu plus ses prières quotidiennes. Pour Leibowitz, la prière est un décret divin incompréhensible, sans sens apparent pour l’humain, aussi absurde que la vache rousse de la Torah. Comme Leibowitz, notre jeune religieux peut alors prier trois fois par jour dans l’incompréhension la plus totale qu’il a sublimée en valeur religieuse – « l’acceptation du joug divin » de la philosophie leibowitzienne. Peut-être s’amusera-t-il à rajouter, comme le provoquant Leibowitz, qu’il aurait récité avec la même ferveur le menu d’un restaurant trois fois par jour si tel avait été le décret divin1.
Mais sa prière demeurerait tout aussi vide de sens, fatigante, stupide. Car l’acceptation du joug divin leibowitzienne est au final l’ennemie de la spiritualité, de la recherche du divin, d’une quelconque aspiration transcendantale. C’est donc sans surprise que le mépris hérité de Leibowitz pour l’expérience religieuse se transformera peu à peu en jalousie et en aspiration intense pour cet aspect si humain de la prière, assassiné systématiquement par la routine de l’éducation religieuse puis par l’effrayante aliénation de la réponse rationaliste (qui, soit dit en passant, n’a rien de réellement rationaliste).
Spontanéité et capacité de reconnaître
Cet aspect, c’est celui de la prière spontanée, la seule peut être qui mérite le nom de prière. C’est la prière poétique des moments de joie et de détresse que méprisait2 ouvertement Leibowitz : Prière d’un malheureux défaillant, qui déverse son discours devant Dieu3. Y a-t-il une forme plus méprisée de prière dans les milieux juifs intellectuels que celle des femmes lisant des psaumes en larmes pour la guérison d’un malade sans vraiment comprendre ce qu’elles font ; que la prière de l’ignorant, de l’homme simple et de l’enfant ?
Pourtant la prière spontanée c’est aussi la prière du roi David, la prière originelle qui était chantée au Temple, qui nous renvoie aux autres grandes prières de la Bible, bien avant que la liturgie juive ne devienne un texte ordonné et récité régulièrement. Ni Moshé, lorsqu’il supplia Dieu de le laisser entrer en terre d’Israël4, ni Hanna, qui pleura devant Dieu5, ni le peuple juif qui cria vers Dieu6 ne connaissaient l’étrange monologue absurde que Leibowitz appelle prière. Il existe bien évidement une autre forme de prière : les louanges des lévites au Temple, les remerciements de Débora après la bataille, ceux de Hanna après l’enfantement ou celle de Salomon inaugurant le Temple.
Voilà que grâce à nos ancêtres bibliques, nous retrouvons le sens de la prière juive originelle : faire entrer le religieux dans notre quotidien, les joies et les peines, les espoirs et les inquiétudes, à l’image de la demande claire du Roi David et de générations de prieurs épargnés par l’aliénation moderne :
לְךָ, אָמַר לִבִּי בַּקְּשׁוּ פָנָי; אֶת-פָּנֶיךָ ה’ אֲבַקֵּשׁ. אַל-תַּסְתֵּר פָּנֶיךָ, מִמֶּנִּי אַל תַּט בְּאַף, עַבְדֶּך עֶזְרָתִי הָיִיתָ; אַל-תִּטְּשֵׁנִי וְאַל-תַּעַזְבֵנִי, אֱלֹהֵי יִשְׁעִי.
Vers toi, mon cœur me dit : Cherchez-moi ! et je te cherche mon Dieu. Ne me cache pas ta face ! N’écarte pas avec colère ton serviteur ! Toi qui m’as secouru, ne me quitte pas, ne m’abandonne pas, mon Dieu libérateur.
Donner du sens
N’en déplaise aux leibowitziens, le sens biblique me parait être également celui défendu par le Talmud :
Cette liste, retenue par la halakha, nous livre la vision talmudique des bénédictions : L’homme bénit le quotidien qui se présente à lui. L’homme n’a pas à voyager jusqu’à la mer pour rajouter une ligne à sa liste de commandements accomplis ou pour exprimer son acceptation du joug divin. La mer se présente à l’homme, comme l’orage, comme la montagne, les collines et les fleuves, et l’homme dit. Rien n’est plus spontané que cette bénédiction qui est une forme simple et directe de reconnaissance de Dieu dans la nature. Aujourd’hui, l’humain religieux hésite avant de bénir : ai-je bien vu l’arc-en-ciel ? Cet arbre fruitier a-t-il suffisamment de fleurs ? Cette montagne est-elle assez imposante ? Petit à petit, ses interrogations détruisent la raison d’être de la bénédiction, qui invitait justement l’homme à s’émerveiller du quotidien, de cette mer toujours présente, de cette montagne, du temps qui change, de nouveaux habits.
Dans la même veine, Rav Haïm de Volozin interprète le mot baroukh non pas comme une reconnaissance mais comme un rajout7. Cette interprétation s’accorde parfaitement avec ce passage du Talmud où l’homme rajoute un niveau supérieur à la réalité qui l’entoure. En bénissant, l’être humain saisit la réalité, donne une signification à ce quotidien qui lui paraissait un instant avant dénué de sens. Dès lors, on comprend également la fin du passage : celui qui prie pour le passé prononce une prière en vain. La prière ne vient pas changer ce qui est mais elle apporte une nouvelle signification au présent. Celui qui apprend qu’un proche vient de décéder et prie pour sa résurrection prononce une prière vaine, alors que celui qui, à l’annonce de la nouvelle, bénit spontanément « le juge de vérité » rajoute un échelon à son moment présent.
La personne qui reste insensible aux changements du quotidien, au soleil rougissant au lever et au coucher, sans qu’elle ne ressente le besoin d’invoquer, de supplier, de louer, de saisir le moment présent et d’y faire rentrer en peu d’éternité divine, sa prière n’est pas une prière.
הָרוֹאֶה מָקוֹם שֶׁנֶּעֱשׂוּ בוֹ נִסִּים לְיִשְׂרָאֵל, אוֹמֵר: בָּרוּךְ שֶׁעָשָׂה נִסִּים לַאֲבוֹתֵינוּ בַּמָּקוֹם הַזֶּה. מָקוֹם שֶׁנֶּעְקְרָה מִמֶּנּוּ עֲבוֹדָה זָרָה, אוֹמֵר: בָּרוּךְ שֶׁעָקַר עֲבוֹדָה זָרָה מֵאַרְצֵנוּ. עַל הַזִּיקִים, וְעַל הַזּוֹעוֹת, וְעַל הַבְּרָקִים, וְעַל הָרְעָמִים, וְעַל הָרוּחוֹת, הוּא אוֹמֵר: בָּרוּךְ שֶׁכּחוֹ מָלֵא עוֹלָם. עַל הֶהָרִים, וְעַל הַגְּבָעוֹת, וְעַל הַיַּמִּים, וְעַל הַנְּהָרוֹת, וְעַל הַמִּדְבָּרוֹת, הוּא אוֹמֵר: בָּרוּךְ עוֹשֶׂה בְרֵאשִׁית. רבִּי יְהוּדָה אוֹמֵר: הָרוֹאֶה אֶת הַיָּם הַגָּדוֹל אוֹמֵר: בָּרוּךְ שֶׁעָשָׂה אֶת הַיָּם הַגָּדוֹל, בִּזְמַן שֶׁהוּא רוֹאֶהוּ לִפְרָקִים. עַל הַגְּשָׁמִים, וְעַל בְּשׁוֹרוֹת טוֹבוֹת הוּא אוֹמֵר: בָּרוּךְ הַטּוֹב וְהַמֵּטִיב, וְעַל שְׁמוּעוֹת הָרָעוֹת הוּא אוֹמֵר: בָּרוּךְ דַּיַּן הָאֱמֶת. בָּנָה בַיִת חָדָשׁ, וְקָנָה כֵלִים חֲדָשִׁים, אוֹמֵר: בָּרוּךְ שֶׁהִגִּיעָנוּ לִזְמַן הַזֶּה. מְבָרֵךְ עַל הָרָעָה מֵעֵין עַל הַטּוֹבָה, וְעַל הַטּוֹבָה מֵעֵין עַל הָרָעָה. הַצּוֹעֵק לְשֶׁעָבַר, הֲרֵי זוֹ תְפִלַּת שָׁוְא.
Celui qui voit un lieu où des miracles ont été accomplis pour Israël, dit : Béni soit Celui qui a fait des miracles pour nos ancêtres en ce lieu. Un lieu d’où une idolâtrie a été arrachée, dit : Béni soit Celui qui a arraché l’idolâtrie de notre terre. Sur les planètes, les tremblements de terre, les éclairs, les tonnerres et les vents, il dit : Béni soit Celui dont la puissance remplit le monde.
À la vue des montagnes, des collines, des mers, des fleuves et des déserts il dit : Béni soit celui qui fait la création. Rabbi Yehuda enseigne : celui qui voit la mer Méditerranée ou l’Océan dit Béni soit celui qui créa la grande mer, s’il la voit rarement. Sur la pluie et les bonnes nouvelles il dit Béni soit le Bon et le Bienfaiteur ; et sur les mauvaises nouvelles il dit : Béni soit le juge de vérité.
Celui qui a construit une nouvelle maison ou acheté de nouveaux habits dit: Béni soit celui qui nous a fait vivre, exister et arriver à ce moment présent. Celui qui bénit le mal comme une forme de bien, le bien comme une forme de mal, ou celui qui prie pour le passé prononce une prière en vain.
Je propose d’analyser les prières quotidiennes sous le même angle. Nos prières sont récitées à trois moments précis de la journée : le matin, avant le coucher du soleil et à la nuit. La prière est encore spontanée, si tant est que l’humain soit capable de s’écouter, de s’accorder les quelques minutes de lucidité qui donneront au cycle éternel de sa journée, de son mois et de son année un aspect singulier. Au sujet des prières quotidiennes, le Talmud enseigne8 : Rabbi Eliézer dit, tout celui qui fait de sa prière quelque chose de fixe, sa prière n’est pas supplication et au Talmud de s’interroger sur le sens du mot fixe :
מַאי קֶבַע? אָמַר רַבִּי יַעֲקֹב בַּר אִידֵּי אָמַר רַבִּי אוֹשַׁעְיָא: כֹּל שֶׁתְּפִלָּתוֹ דּוֹמָה עָלָיו כְּמַשּׂוֹי. וְרַבָּנַן אָמְרִי: כׇּל מִי שֶׁאֵינוֹ אוֹמְרָהּ בִּלְשׁוֹן תַּחֲנוּנִים. רַבָּה וְרַב יוֹסֵף דְאָמְרִי תַּרְוַיְיהוּ: כֹּל שֶׁאֵינוֹ יָכוֹל לְחַדֵּשׁ בָּהּ דָּבָר. אָמַר רַבִּי זֵירָא: אֲנָא יָכֵילְנָא לְחַדּוֹשֵׁי בַּהּ מִילְּתָא, וּמִסְתְּפֵינָא דִּלְמָא מִטְּרִידְנָא. אַבָּיֵי בַּר אָבִין וְרַבִּי חֲנִינָא בַּר אָבִין דְאָמְרִי תַּרְוַיְיהוּ: כֹּל שֶׁאֵין מִתְפַּלֵּל עִם דִּמְדּוּמֵי חַמָּה.
Qu’est-ce que fixe ? Rabbi Yaakov bar Idi dit au nom de Rabbi Oshaya : tout celui pour qui la prière semble être une corvée. Et les sages disent : tout celui qui ne prie pas dans un langage de supplications ; Rabba et Rav Yossef disent tous les deux : quiconque est incapable d’y innover quelque chose ; Rabbi Zeira dit : Je veux innover quelque chose, mais j’ai peur de me laisser distraire. Abayé fils de Avin et Rabbi Hanina fils de Avin disent tous les deux : tout celui qui ne prie pas avec les rougissements du soleil.
Pour Rashi, celui dont la prière semble être une corvée est celui qui se dit : » C’est une loi fixe, je me dois de prier et m’acquitter de mon obligation« . Nous voilà revenu à notre leibowitzien du début, pour qui la prière est un bien triste commandement. Le reste des interprétations peuvent être perçues comme un prolongement de cette idée : celui qui n’a rien compris à la prière, qui prie par obligation, c’est celui qui n’utilise pas de langage de supplication lorsqu’il s’adresse à Dieu ; celui qui est incapable de rajouter une ligne spontanée au texte de son livre de prière etc.
Puis vient la conclusion d’Abayé, sans aucun doute l’explication la plus saisissante : celui qui ne prie pas avec les rougissements du soleil. La personne qui reste insensible aux changements du quotidien, au soleil rougissant au lever et au coucher, sans qu’elle ne ressente le besoin d’invoquer, de supplier, de louer, de saisir le moment présent et d’y faire entrer un peu d’éternité divine, sa prière n’est pas une prière.
Contenu issu du blog Aderaba, publié la première fois le 13 juillet 2014.