Quelque temps après la mort de Sara et le mariage d’Isaac avec Rebecca, Abraham se remarie, et Isaac acquiert une belle-mère :

בראשית כה:א-ד

וַיֹּסֶף אַבְרָהָם וַיִּקַּח אִשָּׁה וּשְׁמָהּ קְטוּרָה: וַתֵּלֶד לוֹ אֶת זִמְרָן וְאֶת יׇקְשָׁן וְאֶת מְדָן וְאֶת מִדְיָן וְאֶת יִשְׁבָּק וְאֶת שׁוּחַ: וְיׇקְשָׁן יָלַד אֶת שְׁבָא וְאֶת דְּדָן וּבְנֵי דְדָן הָיוּ אַשּׁוּרִם וּלְטוּשִׁם וּלְאֻמִּים: וּבְנֵי מִדְיָן עֵיפָה וָעֵפֶר וַחֲנֹךְ וַאֲבִידָע וְאֶלְדָּעָה כׇּל :אֵלֶּה בְּנֵי קְטוּרָה

Genèse 25:1-4

Abraham continua et prit une femme, et son nom était Ketura. Elle lui enfanta Zimrane, Yokshane, Madane, Midiane, Yshbak et Shuah. Yokshane engendra Shéva et Dédane. Les descendants de Dédane étaient les Ashourim, les Letoushim et les Leoumim. Les descendants de Midiane (étaient) Ephah, Epher, Hanoh, Avidah et Eldaah. Tous ceux-ci (étaient) les enfants de Ketura.

Cette brève mention de l’expansion de la famille d’Abraham soulève un certain nombre de questions.

Qui est Ketura ?

La Torah ne nous donne aucun contexte concernant Ketura. Est-elle une Cananéenne locale ? Une servante comme Hagar ? Une femme qu’Abraham a fait venir de son pays d’origine ? Rashi affirme que Ketura est la même personne qu’Hagar, et il cite un midrash pour expliquer le changement de nom :

Ketura – C’est Hagar, et elle fut appelée Ketura parce que ses actions étaient aussi belles que l’encens (קְטֹרֶת), et parce qu’elle avait attaché (קָטְרָה, l’araméen pour « attaché ») son « ouverture », car elle n’avait pas été sexuellement intime avec aucun homme depuis le jour où elle s’était séparée d’Abraham1 .

Peut-être les Sages étaient-ils troublés par le traitement d’Hagar par Abraham et espéraient-ils faire des réparations midrashiques ? Peut-être ne pouvaient-ils pas imaginer Abraham prenant une nouvelle femme à son âge avancé — selon la chronologie de la Genèse, il aurait eu 140 ans au moment de ce mariage — mais étaient plus à l’aise avec l’idée qu’il retourne vers une femme avec qui il avait vécu autrefois ? Quelle qu’en soit la raison, le silence total de la Torah concernant tout détail à son sujet rend ce saut midrashique possible.

En suivant une lecture simple du texte, cependant, Rashbam, Radak et Ibn Ezra déclarent sans équivoque que Ketura n’est pas Hagar, mais une femme différente.

Épouse ou concubine ?

Dans le premier verset du chapitre, la Torah présente Ketura comme une אִשָּׁה / femme, et pourtant la suite fait également référence aux « concubines » d’Abraham et à leurs enfants :

בראשית כה:ה-ו
וַיִּתֵּן אַבְרָהָם אֶת־כׇּל־אֲשֶׁר־לוֹ לְיִצְחָק׃ וְלִבְנֵי הַפִּילַגְשִׁים אֲשֶׁר לְאַבְרָהָם נָתַן אַבְרָהָם מַתָּנֹת וַיְשַׁלְּחֵם מֵעַל יִצְחָק בְּנוֹ בְּעוֹדֶנּוּ חַי קֵדְמָה אֶל־אֶרֶץ קֶדֶם׃
Genèse 25:5-6

Abraham donna tout ce qu’il possédait à Isaac ; et aux fils des concubines qu’Abraham avait, Abraham donna des cadeaux et il les envoya loin de son fils Isaac, encore de son vivant, vers l’est, au pays de l’Orient.

Qui sont ces concubines ? Si ce verset fait référence à Ketura, pourquoi le mot est-il au pluriel, et pourquoi la terminologie passe-t-elle de femme (אשה) à concubine (פלגש) ? Si le verset 6 fait référence à d’autres concubines, mais pas à Ketura, qu’advient-il des six fils qu’elle enfante à Abraham ?

Le livre des Chroniques, un livre biblique tardif qui connaît et intègre des traditions de la Torah et d’autres matériaux antérieurs que l’on trouve maintenant dans le Tanakh, résout ce problème en appelant Ketura une concubine dès le départ : וּבְנֵי קְטוּרָה פִּילֶגֶשׁ אַבְרָהָם, « Les fils de Ketura, concubine d’Abraham »2.

Cette solution ne change pas le fait que la Torah l’appelle une femme, et ne résout pas le problème que Ketura est une seule personne/concubine, et non pas plusieurs.

Radak traite cette question en argumentant que toutes les femmes nommées qui enfantent les enfants d’Abraham, Sarah, Hagar et Ketura – sont ses femmes :

[Abraham] prit une autre femme, car il en avait déjà deux et c’était sa troisième. Elle pourrait ainsi l’assister dans sa vieillesse et donnerait également naissance à d’autres enfants pour que sa descendance peuple la terre. Il ne s’est pas préoccupé de sa nationalité ou de sa famille…Mais certainement, il voulait une femme convenable, afin qu’elle ne soit pas une source d’amertume dans sa vieillesse3. Et il a aussi veillé à ce qu’elle ne soit pas des filles de Canaan, car Hagar était égyptienne et non cananéenne, et Hagar était la femme d’Abraham — comme il est dit « comme femme »4, et Ketura aussi devint sa femme, comme il est dit « et il prit une femme »5.

Puisque ces trois femmes nommées sont des épouses, Radak suggère que les concubines sont un groupe séparé de femmes, non nommées dans la Torah, qui ont d’autres enfants avec Abraham :

Outre celles-ci, [Abraham] avait d’autres [femmes] dont il a eu des enfants, mais [la Torah] ne nous dit pas leurs noms, seulement ceux les enfants des épouses. Les épouses étaient mariées avec houppah et une cérémonie, mais les concubines seulement via yihud (s’isoler), c’est-à-dire qu’elles étaient intimes avec lui.

Bien que l’approche de Radak prenne en compte et résolve certains des problèmes d’interprétation, elle ne le fait que partiellement, car elle laisse ouverte la question de ce qu’il advient des fils de Ketura, et pourquoi Abraham ne renvoie que les fils des concubines.

Solutions académiques

Les spécialistes de la critique biblique suggèrent que les versets 1-4 et 5-6 représentent deux unités différentes. La première unité identifie les six descendants d’Abraham via Ketura. La deuxième confirme Isaac comme unique héritier d’Abraham, à travers le renvoi d’autres enfants. Cette deuxième unité ne semble pas connaître l’existence d’une seconde femme et d’autres fils, puisqu’elle semble considérer tous les autres fils d’Abraham comme venant de concubines.

L’analyse de Radak s’approche beaucoup de celle de la critique biblique. Bien qu’il ne suggère pas les versets 1-4 comme provenant d’une source distincte, il voit clairement qu’ils n’ont pas de véritable relation avec les versets 5-6.

Pourquoi Abraham a-t-il épousé Ketura ?

Pourquoi Abraham se remarie-t-il ? On pourrait émettre l’hypothèse qu’Abraham était simplement seul après la mort de Sarah. Néanmoins, Claus Westermann, dans son commentaire sur la Genèse, suggère que le but principal de ces versets « est d’associer les noms qui suivent (ceux des enfants) avec Abraham. Cela se fait en introduisant une autre femme… Cela ne doit pas être compris de manière biographique. » En d’autres termes, les auteurs bibliques utilisent la description du mariage avec Abraham pour connecter certaines tribus avec le patriarche (Midianites, Dédanites, etc.).

Les généalogies ailleurs dans la Bible ont aussi une portée symbolique. Ce modèle est particulièrement clair au chapitre 10 de la Genèse (appelée la « Table des Nations »6), qui explique la proximité géographique et la similitude ethnique à travers les relations familiales.

De manière similaire, Ketura fournit un « pont matriarcal » entre les Israélites et plusieurs tribus voisines. Son nom pourrait représenter la terre sur laquelle ces tribus vivaient autrefois, ou il pourrait être lié au mot קְטֹ֑רֶת /épice ou encens, suggérant qu’Abraham était « lié » aux diverses tribus de la péninsule arabique et autres régions qui cultivaient et commerçaient des épices aromatiques.

Une femme et des enfants dans sa vieillesse ?

Avant la naissance d’Isaac, Abraham se déclare trop vieux pour avoir un enfant :

בראשית יז:יז
וַיִּפֹּל אַבְרָהָם עַל־פָּנָיו וַיִּצְחָק וַיֹּאמֶר בְּלִבּוֹ הַלְּבֶן מֵאָה־שָׁנָה יִוָּלֵד וְאִם־שָׂרָה הֲבַת־תִּשְׁעִים שָׁנָה תֵּלֵד׃
Genèse 17:17

Abraham tomba sur sa face et il rit. Il dit dans son cœur : est-ce qu’à un homme âgé de cent ans il sera né (un enfant) et est-ce que Sara, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfantera ?

Après avoir donné naissance à Isaac, Sara exprime également son étonnement qu’Abraham puisse produire un enfant :

בראשית כא:ז
וַתֹּאמֶר מִי מִלֵּל לְאַבְרָהָם הֵינִיקָה בָנִים שָׂרָה כִּי־יָלַדְתִּי בֵן לִזְקֻנָיו׃
Genèse 21:7

Elle dit : qui aurait dit  à Abraham (que) Sara allaiterait des enfants ? Car j’ai donné naissance à un fils, dans sa vieillesse.

Pourtant, le récit de Ketura présente Abraham ayant six enfants à 140 ans.

Ici, la lecture de la critique biblique semble la meilleure. Alors que l’éditeur du texte décidait où placer ce récit, il a fait face à un problème narratif. Un thème récurrent dans les histoires d’Abraham est son manque d’enfants, c’est pourquoi il épouse Hagar qui lui donne Ismaël.

Une fois que Sara a son enfant, le récit est occupé à décrire sa jalousie envers Ismaël, le fils de l’autre femme. Sara force en fait Abraham, contre son instinct paternel, à bannir l’enfant concurrent7.

L’apparition d’une autre femme et d’enfants du vivant de Sarah aurait été narrativement impossible. Si la mention de Ketura avait été placée plus tôt dans le récit d’Abraham, ses plaintes concernant l’absence d’héritier auraient été fausses, et il n’aurait eu aucun besoin de donner Hagar à Abraham.

Placer le récit de Ketura après la naissance d’Isaac mais avant la mort de Sara n’aurait pas fonctionné non plus. Avec sa réaction extrêmement jalouse envers Hagar et Ismaël, Sara aurait-elle vraiment toléré une autre rivale ? Par conséquent, l’éditeur a fait le seul choix qui s’offrait à lui : il a placé le récit de Ketura après la mort de Sarah8.

  1. Midrash Tanhouma 8, Bereshit Rabba 61:4. ↩︎
  2. 1 Chroniques 1:32. ↩︎
  3. Il fait allusion à Genèse 26:35, où la même expression est utilisée pour Itshak et les femmes de son fils Esaü. ↩︎
  4. Genèse 16:3. ↩︎
  5. Genèse 25:1. ↩︎
  6. Voir l’article Decoding the Table of Nations: Reading it as a Map. ↩︎
  7. Genèse 21:10-11. ↩︎
  8. Les versets 5 et 6 semblent exprimer un point de vue selon lequel Abraham a toujours eu des concubines et des enfants ; c’est juste que sa femme n’en avait pas. ↩︎