La Parashat Emor est composée de nombreux sujets très différents : la pureté des Cohanim, les jours de fête, l’allumage de la Menora par une flamme perpétuelle dans le Temple, pour finir avec le cas du blasphémateur, intercalé par les dommages corporels causés à des hommes ou des animaux (notamment la fameuse loi du Talion : “Œil pour œil, dent pour dent”).

Je m’intéresserai à cette incise faite au milieu du cas du blasphémateur, qui présente différents versets listant les peines encourues par l’homme qui frapperait ou tuerait un homme ou une bête. Ces versets présentent des anomalies assez frappantes : 

ויקרא כ״ד:יז-כא
Lévitique, 24:17-21

Si quelqu’un frappe une vie humaine, il sera mis à mort. S’il frappe un animal, il le paiera, vie pour vie. Et si quelqu’un inflige une blessure à son prochain, comme il a fait, on lui fera. Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; selon la lésion qu’il aura infligée à autrui, ainsi lui sera-t-il infligé. Qui frappe un animal doit le payer, et qui frappe un homme doit mourir. 

Le verset 17 s’ouvre sur le cas de l’homme qui frappe tout נֶפֶשׁ אָדָם, littéralement “la vie humaine” : cette personne mérite la peine de mort. Le verset suivant continue en parlant cette fois-ci de celui qui frappe un animal, et qui doit cette fois-ci rembourser le dommage causé.

Les deux versets suivants parlent des blessures causées à son prochain, pour lesquelles la peine est le fait de se voir infliger la même blessure. Ce concept sera relu par les Sages, pour entendre qu’il s’agit ici uniquement de rembourser la valeur du membre blessé.

Mais c’est le dernier verset de ce passage qui retient particulièrement notre attention : il est précisé que “celui qui frappe un animal doit rembourser”, ce que nous avons déjà vu dans le verset 18 ; il est ensuite dit que celui qui “frappe un homme” sera mis à mort. Or, nous avons vu au verset 17 que c’est celui qui “frappe la vie”, entendu comme “celui qui tue” un autre homme, qui mérite la mort. 

Ce verset vient donc nous enseigner d’une part une loi que nous avons déjà apprise, et d’autre part une loi qui en contredit une autre. C’est la difficulté à laquelle s’attaque la Guemara dans le traité de Sanhédrin. 

Cette Guemara1 ouvre le dixième chapitre du traité nommé “אֵלּוּ הֵן הַנֶּחְנָקִין”, nous enseignant les cas passibles de mort par strangulation. Le premier de ces cas étant celui de l’homme qui frappe son père et sa mère :

סנהדרין פד-ב
מַכֵּה אָבִיו וְאִמּוֹ מְנָלַן? דִּכְתִיב: ״וּמַכֵּה אָבִיו וְאִמּוֹ מוֹת יוּמָת״, וְכׇל מִיתָה הָאֲמוּרָה בַּתּוֹרָה סְתָם – אֵינָהּ אֶלָּא חֶנֶק.
Sanhédrin 84b

D’où apprend-on [dans la Torah] que celui qui frappe son père et sa mère est passible de strangulation ? Il est écrit (Exode 21:15) : “Celui qui frappe son père et sa mère sera mis à mort”. Toute peine de mort énoncée dans la Torah sans que l’on précise sa modalité, sera une mort infligée par strangulation.

La Guemara s’efforce ensuite de prouver que, quand on parle de frapper, il s’agit bien d’un coup, et non pas de frapper à mort. Pour être passible de mort, il faudra causer à son père ou sa mère une חַבּוּרָה / blessure.

La Guemara interroge cette affirmation : Pourquoi est-il enseigné qu’il faut qu’il soit infligé à son père ou sa mère une blessure ? Car il est dit dans un même verset : “Celui qui frappe un homme” et “Celui qui frappe un animal”. Ceci est notre verset 21. La Guemara en déduit donc : De la même manière que frapper un animal n’est passible de remboursement que lorsqu’il y a blessure, alors même pour l’homme, il faut qu’il y ait une blessure. En effet, frapper un animal n’est passible de remboursement que s’il y a une blessure visible.

En résumé, la Guemara estime que, celui qui frappe son père ou sa mère ne sera passible de mort que s’il le/la blesse, car notre verset 21 du Lévitique parle de celui qui frappe un animal et de celui qui frappe un homme. 

Pourquoi ce raisonnement ? Dans le Lévitique, il n’est écrit nulle part qu’il s’agit de frapper son père ou sa mère. On parle uniquement d’un homme qui en frappe un autre. La Guemara nous propose une lecture précise sans l’expliciter : le seul cas que nous connaissions où un homme est mis à mort lorsqu’il en frappe un autre, c’est le cas de celui qui frappe ses parents. Il s’agit donc forcément de ce cas, bien que celui-ci soit décrit sous la forme générale “celui qui frappe un homme”.

En se basant sur cette interprétation, la Guemara tente de répondre à la question suivante : que veut dire exactement frapper ? A partir de quel type de coup considère-t-on que l’on a “frappé” son père ou sa mère ?

Il nous semble qu’il aurait été largement envisageable que n’importe quel coup puisse suffire. En effet, si la Torah cherche ici à punir l’homme à cause de la symbolique de son acte, c’est-à-dire, frapper son parent, on ne devrait pas se soucier de la conséquence (blessure ou autre). Or, ici, on voit bien que la Guemara estime qu’un simple coup ne suffit pas : il faut qu’il y ait une véritable blessure.

Le critère de la blessure est central dans cette interprétation. La Guemara utilise la juxtaposition (règle du ekesh) dans le verset 21 entre « frapper un animal » et « frapper un homme » pour établir un principe important : de même que pour l’animal, la responsabilité de remboursement n’existe que s’il y a une blessure visible, de même pour les parents, la peine capitale ne s’applique que si le coup infligé cause une blessure visible. C’est donc à cela que « sert » la redondance apparente du verset 21.

Face à cette interprétation, Rav Yirmiya soulève une objection importante : “Si c’est ainsi, cela voudrait dire que dans le cas où on affaiblit l’animal (par exemple en le soumettant à une lourde charge), on ne serait pas passible de rembourser le dommage causé ? La blessure n’est donc pas un paramètre qui s’applique à l’animal, mais uniquement à l’homme”

Rav Yirmiya rejette l’analogie complète entre l’animal et le parent en soulignant une différence fondamentale : pour l’animal, même un affaiblissement sans blessure visible mérite compensation, car on diminue sa force de travail. Si l’on suivait strictement l’analogie proposée, cela impliquerait qu’un animal simplement affaibli (par exemple par une charge excessive) ne justifierait pas de remboursement, ce qui ne correspond pas à l’esprit de la loi. Qu’il soit blessé ou affaibli, sa force vitale, son נֶפֶשׁ-בְּהֵמָה, a été amenuisée. Pour les parents, en revanche, seule une blessure visible, qui irait diminuer leur נֶפֶשׁ אָדָם, rend l’enfant passible de la peine capitale.

Le נֶפֶשׁ s’entend ici comme la force vitale, la vitalité de la personne ou l’animal. Frapper un animal représente essentiellement une atteinte à sa force productive, sa capacité à travailler, d’où la logique du remboursement économique. La Torah ne fait d’ailleurs pas de distinction entre tuer l’animal ou le blesser – dans les deux cas, il s’agit de compenser une perte de valeur productive.

Frapper ses parents, représente quelque chose de bien plus grave. Dans son commentaire sur ces versets, Rashi rappelle que l’on n’est passible de mort que si l’on frappe ses parents de leur vivant, comme la bête, qu’on rembourse uniquement si on la frappe de son vivant. Et cela était nécessaire car justement, le cas de celui qui blasphème contre ses parents est lui passible de mort même après leur décès.

On voit donc clairement ici que le fait de frapper ses parents ne rend pas passible de mort à cause du geste lui-même, ou de l’image socialement répréhensible que représente un enfant qui frappe ses parents. Si c’était seulement le symbole ou l’acte de désobéissance qui était puni, la sanction s’appliquerait que les parents soient vivants ou non, comme c’est le cas pour le blasphème.

Frapper le נֶפֶשׁ, dans le cas de ses parents, c’est rendre visible leur vulnérabilité, leur aspect mortel. Et cet acte est grave, car il touche en fait à notre propre נֶפֶשׁ אָדָם, à notre propre force de vie. Nous devons notre vie à nos parents, notre chair est née de la leur. Cet acte de les blesser, de révéler leur vulnérabilité, c’est frapper notre propre origine. C’est, quelque part, la nier. Et c’est cette négation que la Torah voit comme principielle, au point de l’appeler מַכֵּה אָדָם, “frapper l’Homme”, bien que l’on parle uniquement du parent. Car ici, c’est l’Homme, dans son fondement-même, qui est frappé.

  1. TB Sanhédrin 84b. ↩︎