Pendant plusieurs semaines – les cinq dernières parashot du livre de l’Exode – nous avons suivi la construction minutieuse du Sanctuaire. Dans les deux premières parashot du Lévitique, sont ensuite détaillés les différents sacrifices qui y doivent être apportés. Tout est enfin prêt. Après les sept jours d’inauguration, Aaron et ses quatre fils peuvent commencer leur office de prêtres. Au huitième jour, les offrandes sont présentées, un feu sort de devant l’Éternel et les consume sur l’Autel1. C’est le point culminant : dès lors, la présence divine réside dans le Sanctuaire.

Sacrifice fatal

Mais voici que la tragédie frappe :

ויקרא י:א-ג

וַיִּקְחוּ בְנֵי־אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּתְּנוּ בָהֵן אֵשׁ וַיָּשִׂימוּ עָלֶיהָ קְטֹרֶת וַיַּקְרִיבוּ לִפְנֵי יְהֹוָה אֵשׁ זָרָה אֲשֶׁר לֹא צִוָּה אֹתָם׃ וַתֵּצֵא אֵשׁ מִלִּפְנֵי יְהֹוָה וַתֹּאכַל אוֹתָם וַיָּמֻתוּ לִפְנֵי יְהֹוָה׃ וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה אֶל־אַהֲרֹן הוּא אֲשֶׁר־דִּבֶּר יְהֹוָה  לֵאמֹר בִּקְרֹבַי אֶקָּדֵשׁ וְעַל־פְּנֵי כׇל־הָעָם אֶכָּבֵד וַיִּדֹּם אַהֲרֹן׃

Lévitique 10:1-3

Les fils d’Aaron, Nadav et Avihou, prirent chacun son encensoir, y mirent du feu, y placèrent de l’encens et apportèrent devant l’Eternel un feu étranger qu’Il ne leur avait pas ordonné (d’apporter). Un feu sortit de devant l’Eternel, les consuma et ils moururent devant l’Eternel. Moïse dit à Aaron : c’est ce que l’Eternel a dit en disant : Je serai sanctifié par Mes proches et face à tout le peuple Je serai honoré ; Aaron se tut.

La célébration tourne au drame. Beaucoup d’explications différentes ont été données par les commentateurs sur la raison de cet événement, en essayant d’identifier une faute qui rend Nadav et Avihou passibles de mort : ils ont agi de leur propre initiative, sans avoir reçu un commandement divin2 ; ils n’ont consulté ni leur père ni leur oncle ; ils ont agi chacun de son côté, sans s’accorder au préalable ; ils sont rentrés dans le Kodesh haKodashim ; ils n’étaient pas habillés correctement ; ils ont pris le feu du mauvais endroit ; ils n’étaient pas mariés. Ou encore, c’est une punition pour une faute précédente, celle d’avoir mangé et bu en présence de Dieu3.

Mais, y a-t-il vraiment une raison ? Et faut-il vraiment en chercher une ? Je vous propose de nous concentrer ici sur l’interaction entre Moïse et Aaron immédiatement après la tragédie.

Entre explication et impuissance

Moïse approche son frère et lui offre des mots, vraisemblablement de consolation. Ce qui vient d’arriver (הוּא) c’est la concrétisation de la parole divine : Je serai sanctifié par Mes proches. Le Sifra, rapporté par Rashi, demande : Où a-t-il dit (où la Torah a-t-elle mentionné cela) ?  Le Midrash trouve la réponse dans un autre verset, où Dieu expliquait la véritable raison de la construction du Sanctuaire, c’est-à-dire la rencontre du peuple avec l’Éternel :

שמות כט:מג
וְנֹעַדְתִּי שָׁמָּה לִבְנֵי יִשְׂרָאֵל וְנִקְדַּשׁ בִּכְבֹדִי׃
Exode 29:43

“Je donnerai rendez-vous là-bas aux enfants d’Israël et l’endroit sera sanctifié par Ma gloire”

En jouant sur les mots, le Sifra explique : Ne lis pas (ce mot) בִּכְבֹדִי (comme il est ponctué) mais בִּמְכֻבָּדַי (par mes (prêtres) honorés). Moïse lui dit, à Aaron : “Aaron, mon frère, je savais que le Sanctuaire serait sanctifié par les intimes de l’Omniprésent et j’étais persuadé (que ce serait) soit par moi (par ma mort) soit par toi (par ta mort). Maintenant je vois qu’ils sont plus grands que moi et que toi”.

Le Midrash semble aller dans une direction différente par rapport au pshat et aux commentateurs, en exonérant les deux frères d’une quelconque faute commise. Selon les mots du Midrash, Moïse dit à Aaron : mon frère, tes enfants ne sont pas coupables, ils n’ont rien fait de mal. Au contraire. Ils se sont rapprochés de Dieu (racine K-R-V, à la base de toute offrande), à tel point que Dieu les a considérés eux-mêmes comme des offrandes. 

Cette explication, pourtant, me semble assez loin du message de la Torah, qui à plusieurs reprises se prononce avec véhémence contre les sacrifices humains4

Rashi semble donner un sens légèrement différent au Midrash, en suggérant que le nom de Dieu est sanctifié par la mort de deux enfants d’Aaron car ils étaient bien coupables de quelque chose. L’Éternel punit plus sévèrement ceux qui sont plus proches de lui, et c’est à travers cet exemple donné au peuple entier que Son nom est sanctifié5.

Cependant cette interprétation est contestée férocement par le Rashbam, qui à la fois sur le plan exégétique et théologique n’est pas d’accord avec son grand-père :

Il y a une haggada qui dit que Moïse a réconforté Aaron en lui disant : « Dieu m’avait dit [auparavant] (Exode 29:43) ונקדש בכבודי – qu’Il se sanctifierait בִּכְבוּדַי, par [la mort de] quelqu’un qu’Il honore. J’avais pensé que cela signifiait soit moi, soit toi. Maintenant tu vois qu’ils [Nadav et Avihu] sont plus grands que toi ou moi [puisque Dieu a choisi de Se sanctifier par leur mort]. » [Cette explication] ne suit pas le sens ordinaire de l’Écriture. Dieu aurait-il vraiment pu dire à Moïse : « Fais-moi un Tabernacle et le jour où il sera érigé, les plus grands parmi vous mourront ?! « 

Je crois que la réaction de Moïse est tout simplement celle de n’importe quel être humain qui essaie d’en consoler un autre (un être cher, un proche, dans ce cas), confronté à la pire douleur possible : la perte d’un enfant. On peut alors interpréter les mots de Moïse comme une tentative (maladroite) d’expliquer l’inexplicable, en disant tout simplement : c’est ainsi la volonté divine. Dans cette direction va par exemple le Ramban, qui estime que l’allusion faite par Moïse se rapporte à une décision prise par l’Éternel, pour des raisons qui nous échappent, sans qu’il soit besoin de la rattacher à une formule précise (le verbe D-V- R pouvant se rapporter à une décision mentale).

Les étapes du deuil

Et que fait Aaron ? וַיִּדֹּם אַהֲרֹן.

En analysant la racine du verbe (D-M-M) et ses occurrences dans le Tanakh, on y découvre une polysémie riche de nuances. Le mot ne signifie pas exactement « se taire » comme une absence de parole ordinaire, mais évoque plutôt un silence complet, profond, une forme de stupeur ou encore mieux d’immobilité. Il peut aussi suggérer l’idée d’être « frappé de mutisme » ou « réduit au silence » par l’intensité d’une émotion ou d’un choc. Dans d’autres contextes bibliques, cette racine évoque l’idée de mort et de destruction6. Le même mot peut être employé dans un contexte d’apaisement et de consolation, comme dans les Psaumes :

תהילים קלא:א-ב

אִם לֹא שִׁוִּ⁠יתִי⁠ וְ⁠דוֹמַמְתִּי⁠ ⁠נַפְשִׁי⁠ כְּ⁠גָמֻל עֲלֵי אִמּ⁠וֹ ⁠כַּגָּ⁠מֻל עָלַי נַפְשִׁי: יַחֵל יִשְׂרָאֵל אֶליְהֹוָה ⁠ ⁠מֵעַתָּ⁠ה וְ⁠עַד עוֹלָם

Psaumes 131:2-3

Si je n’ai pas apaisé et fait taire mon âme, comme un enfant sevré auprès de sa mère, comme un enfant sevré, telle est mon âme en moi. Qu’Israël espère en l’Éternel, dès maintenant et à jamais.

Enfin, il peut indiquer la résignation, l’acceptation comme dans Psaumes 37:7 : דּוֹם⁠ ⁠לַיְהֹוָה  וְ⁠הִתְחוֹלֵל לוֹ / Garde le silence devant l’Éternel et espère en Lui.

Je pense qu’il y a tout cela dans la réaction d’Aaron : la stupeur et l’incrédulité qu’une telle catastrophe ait pu se produire, dans un moment qui aurait dû uniquement être de joie et de célébration. Le choc, la sidération, l’impossibilité d’une quelconque réaction sensée en apprenant la mort de ses enfants. La perte, la destruction d’une partie de soi-même, sentiment que toute personne éprouve devant la perte d’un être cher et davantage quand cet être vient de sa chair (la racine est proche du mot dam, le sang, qui est considéré dans le judaïsme comme le centre de la vie). Enfin, un début d’apaisement, de consolation, pas forcément donné par les mots de Moïse, mais en vertu et à travers cette immobilité et ce silence suspendu. Et, au dernier stade du deuil, l’acceptation de ce qui vient de se produire, matérialisé par la suite de la parasha, dans laquelle Aaron reprend son rôle de leader spirituel.

  1. Les Sages affirment que dans les cieux ce jour fut le plus joyeux depuis la création du monde (TB Meguila 10b). ↩︎
  2. Ceci semble être le pshat de la Torah, voir aussi Nombres 3:4 et 26:61. ↩︎
  3. Dans Exode 24:9-11. Pour les différentes interprétations, voir cet article de Rabbi Sacks. La dernière explication lie la tragédie à ce qui se passe immédiatement après : Dieu commande directement Aaron de ne jamais prêter service au sanctuaire après avoir bu du vin, voir Lévitique 10:8-11. ↩︎
  4. Voir par exemple Lévitique 18:21, puis 20:2-5, ou encore Deutéronome 12:31 et 18:10. ↩︎
  5. Voir l’excellent article de Rabbi Lockshin. ↩︎
  6. Voir toutes les occurrences de la racine ici. ↩︎