Après la mort de Sara, un récit de passages

A l’heure de sa mort, la parashat Hayé Sara ouvre sur un récapitulatif des années de la vie de Sara1 :

וַיִּהְיוּ חַיֵּי שָׂרָה מֵאָה שָׁנָה וְעֶשְׂרִים שָׁנָה וְשֶׁבַע שָׁנִים שְׁנֵי חַיֵּי שָׂרָה׃

Et voici les années de la vie de Sara. Cent ans, et vingt ans, et sept ans. Voici les années de la vie de Sara.

Beaucoup d’encre a coulé sur le sens de ce verset. Et de fait, la juxtaposition des thèmes oxymoriques, la vie et la mort, n’est pas anodine. L’heure de la mort est liminale, et dans tout moment liminal, les frontières se brouillent : on est encore un peu dans l’un, mais déjà un pied dans l’autre.

En réalité la parasha toute entière est une parasha de liminalités : on y traverse, avec les personnages qui la peuplent, de nombreux passages existentiels. La mort, l’enterrement, la rencontre, le mariage, les enfantements, et de nouveau, la mort. La parasha s’ouvre en effet sur la mort de Sara, se poursuit avec le mariage de son fils Isaac, puis le remariage d’Abraham ; vient ensuite la mort d’Abraham, et enfin, après avoir énuméré la descendance d’Ishmaël, la mort de ce dernier. La structure du récit se lit comme une alternance, une valse :  mort-mariage-mariage-mort-naissances-mort.

C’est sur le thème de la liminalité, et les doutes que ce type de moments entraîne, que le Mei Hashiloakh2 va se pencher. Il ouvre son commentaire avec un verset énigmatique des Psaumes3 :

עַל־זֹאת יִתְפַּלֵּל כׇּל־חָסִיד  אֵלֶיךָ לְעֵת מְצֹא

A propos de cela, tout hassid te priera, au moment de trouver…

Bien que le Mei Hashiloakh ne dise pas explicitement pourquoi il choisit ce verset qui parle de trouver, les dynamiques de la parasha permettent de comprendre par inférence son choix. On parle de trouver parce que les acteurs de notre récit n’ont eu de cesse de chercher : Abraham a cherché un tombeau pour sa femme ; il a envoyé son serviteur chercher une femme pour son fils Isaac ; il a cherché et trouvé une femme pour lui-même… Cependant le psaume reste toujours mystérieux : qu’est-ce qu’on trouve exactement ?

Reb Mordekhai se tourne vers la Guemara qui, dans le traité Berakhot, au cours d’une discussion sur la prière, se pose la même question, et propose plusieurs réponses4 :

חד אמר זה אשה וחד אמר זה תורה וחד אמר זה מיתה וחד אמר זו בית הכסא

L’un dit, il s’agit de la femme ;  l’un dit, c’est la Tora ;  l’un dit, c’est la mort ; l’un dit, ce sont les toilettes (la maison où l’on se cache).

La femme, la mort, la Tora, les toilettes. A première vue, ces choses semblent n’avoir aucun lien entre elles. Et pourtant. Malgré leur contraste de surface, ces formes de rencontre ont beaucoup en commun : le mystère, la liminalité, l’intimité, et surtout une forme différente de vulnérabilité de l’être devant chacune d’entre elles, qui appelle à une certaine forme de pudeur. Le Mei Hashiloakh articule l’impact que ces rencontres ont sur l’Être humain autour du concept de safek/le doute : 

הנה כל הדברים הנזכרים הם שהאדם נכנס בספק בדבר שאינו בידו ורק צריך להתפלל להש »י שיעזרו

Et toutes les choses mentionnées ici sont (pour dire que) lorsque l’être humain entre en état de doute à propos d’une chose qui n’est pas entre ses mains, tout ce dont il a besoin c’est de prier que Dieu l’aide.

La prière, refuge et force de vie

Oui, face à la mort, face à l’amour, face à la Tora, face à la vulnérabilité du corps, on est forcés de constater que l’on ne contrôle rien. Alors que nous reste-t-il ? La prière, suggère le psaume. La prière, reprend le Talmud. La prière, nous rappelle le Mei Hashiloakh. Si l’on regarde le texte de la parasha, la prière centrale que s’y trouve est celle d’Eliezer : le serviteur d’Abraham a l’humilité de reconnaître qu’il n’est pas entre ses mains de trouver l’épouse pour le fils de son maître ; alors, il prie.

Mais la prière ne concerne pas toujours sur un objet aussi joyeux. Aujourd’hui, depuis plus d’un an, Israël vit plus que jamais dans la liminalité. Une liminalité douloureusement centrée autour de l’une seulement des dimensions citées dans la liste talmudique des objets que l’on trouve en appelant la prière : la mort. Telle est l’implacable réalité de la guerre.

À celle-ci s’ajoute la situation surnaturelle qu’Israël vit depuis plus d’un an, d’une prise d’otages toujours en cours. Être otage, la situation liminaire par excellence. Qu’on le veuille ou non, qu’on fasse semblant de l’oublier ou non, le pays en entier, les juifs du monde entier, vivent en otage aujourd’hui.

Otages réels et otages d’un doute. Qui reviendra et qui non, qui vivant et qui mort, qui entier et qui abîmé, qui résilient et qui brisé. Oui, nous vivons dans une période de safek. Le doute le plus cruel, celui d’une guerre sans champ de bataille qui est une prise d’otages.

Alors, comme si le Mei Hashiloakh avait préparé son message pour nos jours, son commentaire nous vient en aide. En période de doute, de vulnérabilité, de liminalité, lorsqu’il s’agit, comme aujourd’hui, de vie et de mort, il nous reste au moins une chose : prier.

  1. Genèse 23:1. ↩︎
  2. Commentaire à la Tora de Mordekhai Yosef Leiner de Izbica (Pologne, 1801-1854), connu aussi sous le nom de Ishbitzer Rebbe, fondateur d’une importante dynastie hassidique. ↩︎
  3. Psaumes, 32:6. ↩︎
  4. TB Berakhot 8a. ↩︎