En cette semaine de canicule, la Parasha de Houkkat vient nous rappeler que le stress hydrique est un problème qui vient de loin. Au chapitre 20 des Nombres, les Israélites se plaignent à Moïse de ne plus avoir d’eau dans le désert ; Dieu recommande alors à Moïse de parler à un rocher, de l’eau finit par en couler. Voici les versets qui racontent l’épisode :
וַיָּבֹאוּ בְנֵי־יִשְׂרָאֵל כׇּל־הָעֵדָה מִדְבַּר־צִן בַּחֹדֶשׁ הָרִאשׁוֹן וַיֵּשֶׁב הָעָם בְּקָדֵשׁ וַתָּמׇת שָׁם מִרְיָם וַתִּקָּבֵר שָׁם׃ וְלֹא־הָיָה מַיִם לָעֵדָה וַיִּקָּהֲלוּ עַל־מֹשֶׁה וְעַל־אַהֲרֹן׃ וַיָּרֶב הָעָם עִם־מֹשֶׁה וַיֹּאמְרוּ לֵאמֹר וְלוּ גָוַעְנוּ בִּגְוַע אַחֵינוּ לִפְנֵי יְהֹוָה׃ וְלָמָה הֲבֵאתֶם אֶת־קְהַל יְהֹוָה אֶל־הַמִּדְבָּר הַזֶּה לָמוּת שָׁם אֲנַחְנוּ וּבְעִירֵנוּ׃ וְלָמָה הֶעֱלִיתֻנוּ מִמִּצְרַיִם לְהָבִיא אֹתָנוּ אֶל־הַמָּקוֹם הָרָע הַזֶּה לֹא מְקוֹם זֶרַע וּתְאֵנָה וְגֶפֶן וְרִמּוֹן וּמַיִם אַיִן לִשְׁתּוֹת׃ וַיָּבֹא מֹשֶׁה וְאַהֲרֹן מִפְּנֵי הַקָּהָל אֶל־פֶּתַח אֹהֶל מוֹעֵד וַיִּפְּלוּ עַל־פְּנֵיהֶם וַיֵּרָא כְבוֹד־יְהֹוָה אֲלֵיהֶם׃ וַיְדַבֵּר יְהֹוָה אֶל־מֹשֶׁה לֵּאמֹר׃ קַח אֶת־הַמַּטֶּה וְהַקְהֵל אֶת־הָעֵדָה אַתָּה וְאַהֲרֹן אָחִיךָ וְדִבַּרְתֶּם אֶל־הַסֶּלַע לְעֵינֵיהֶם וְנָתַן מֵימָיו וְהוֹצֵאתָ לָהֶם מַיִם מִן־הַסֶּלַע וְהִשְׁקִיתָ אֶת־הָעֵדָה וְאֶת־בְּעִירָם׃ וַיִּקַּח מֹשֶׁה אֶת־הַמַּטֶּה מִלִּפְנֵי יְהֹוָה כַּאֲשֶׁר צִוָּהוּ׃ וַיַּקְהִלוּ מֹשֶׁה וְאַהֲרֹן אֶת־הַקָּהָל אֶל־פְּנֵי הַסָּלַע וַיֹּאמֶר לָהֶם שִׁמְעוּ־נָא הַמֹּרִים הֲמִן־הַסֶּלַע הַזֶּה נוֹצִיא לָכֶם מָיִם׃ וַיָּרֶם מֹשֶׁה אֶת־יָדוֹ וַיַּךְ אֶת־הַסֶּלַע בְּמַטֵּהוּ פַּעֲמָיִם וַיֵּצְאוּ מַיִם רַבִּים וַתֵּשְׁתְּ הָעֵדָה וּבְעִירָם׃ וַיֹּאמֶר יְהֹוָה אֶל־מֹשֶׁה וְאֶל־אַהֲרֹן יַעַן לֹא־הֶאֱמַנְתֶּם בִּי לְהַקְדִּישֵׁנִי לְעֵינֵי בְּנֵי יִשְׂרָאֵל לָכֵן לֹא תָבִיאוּ אֶת־הַקָּהָל הַזֶּה אֶל־הָאָרֶץ אֲשֶׁר־נָתַתִּי לָהֶם׃ הֵמָּה מֵי מְרִיבָה אֲשֶׁר־רָבוּ בְנֵי־יִשְׂרָאֵל אֶת־יְהֹוָה וַיִּקָּדֵשׁ בָּם׃
Les enfants d’Israël, toute l’assemblée, arrivèrent au désert de Tsin, dans le premier mois, et le peuple s’installa à Kadesh. Myriam mourut en ce lieu et y fut enterrée. Il n’y avait pas d’eau pour l’assemblée, et ils se rassemblèrent contre Moïse et Aaron. Le peuple chercha querelle à Moïse, et ils dirent ainsi : « Si seulement nous avions péri quand sont morts nos frères devant l’Éternel ! Pourquoi avez-vous conduit la communauté de l’Éternel vers ce désert, pour y périr, nous et notre bétail ? Et pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte pour nous amener vers ce mauvais pays, ce n’est pas un pays de culture, ni de figue, ni de vigne, ni de grenade, et il n’y a pas d’eau à boire ! » Moïse et Aaron virent de devant la communauté à l’entrée de la tente d’assignation et tombèrent sur leur face ; la gloire divine leur apparut. L’Éternel parla ainsi à Moïse : « Prends le bâton et rassemble l’assemblée, toi ainsi qu’Aaron ton frère, et vous parlerez au rocher, en leur présence, et il donnera de ses eaux ; tu feras couler, pour eux, de l’eau du rocher, et tu désaltéreras l’assemblée et son bétail. » Moïse prit le bâton de devant l’Éternel, comme Il le lui avait ordonné. Moïse et Aaron rassemblèrent la communauté devant le rocher, et il leur dit : « Or, écoutez, ô rebelles ! Est-ce que de ce rocher nous ferons sortir de l’eau pour vous ? » Moïse leva la main, et il frappa le rocher de son bâton par deux fois ; il en sortit de l’eau en abondance, et l’assemblée et ses animaux en burent. L‘Éternel dit à Moïse et à Aaron : « Puisque vous n’avez pas cru en Moi pour Me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduirez-vous point cette communauté dans le pays que Je leur ai donné. » Ce sont là les eaux de Meriba, où les enfants d’Israël se sont querellés avec l’Éternel, et Il fut sanctifié par elles.
L’épisode des eaux de Mériva a déjà été raconté dans le livre de l’Exode1: c’est un doublet narratif comme il en existe beaucoup dans la littérature biblique. Une solution pour distinguer les deux épisodes sans les confondre consisterait à comprendre chaque épisode comme une description des réactions respectives des deux générations du désert. Ainsi, la première génération aurait vécu l’épisode raconté dans l’Exode, et la seconde aurait vécu l’histoire relatée dans les Nombres.
Néanmoins, si l’on élargit le champ des occurrences de Mériva à l’ensemble de la Bible hébraïque, on remarque que l’épisode est évoqué à plusieurs reprises dans le livre du Deutéronome2 et dans le livre des Psaumes3. Ce grand nombre de références témoigne de la vitalité de cette histoire dans la mémoire israélite : comme la sortie d’Égypte elle-même, il s’agit d’une tradition qui a peut-être d’abord existé sous une forme orale, externe à l’Exode et aux Nombres. Ce matériel est employé dans plusieurs types de textes à la fois : dans des récits, mais aussi dans des textes poétiques, comme des prières (dans les Psaumes) ou des hymnes (à la fin du Deutéronome). En particulier, le cantique de Deutéronome 33 est considéré par la critique des textes bibliques comme une pièce ancienne, peut-être plus ancienne que la prose du Pentateuque. Contrairement aux autres lieux du texte biblique qui évoquent Mériva, l’épisode est ici décrit de manière positive, parce que l’épreuve de Mériva légitime la fonction sacerdotale de la tribu de Levi.
Si l’on recentre la focale sur les textes narratifs, l’environnement de chaque récit permet de comprendre qu’un même matériel narratif est employé à des fins diverses. Dans l’Exode, le récit sur Mériva s’inscrit dans une série d’anecdotes qui racontent les miracles ayant permis la survie du peuple dans le désert. Moïse exécute les ordres donnés par Dieu afin de procurer aux Israélites de l’eau (épisodes de Mara et de Mériva) puis de la nourriture (épisode de la manne). Cet ensemble décrit les principaux miracles ayant eu lieu dans le désert.
Dans les Nombres, ce récit est inséré à l’intérieur d’une séquence qui interroge la posture politique de Moïse et d’Aaron – après la révolte de Korah. Après l’exploration de la terre de Canaan – qui condamne la première génération des Israélites à mourir dans le désert – ce récit explique pourquoi Moïse et Aaron n’ont pas eu le droit d’entrer dans la terre. Cette différence de perspective vis-à-vis du récit de l’Exode explique aussi pourquoi le texte des Nombres accorde une grande importance à la parole des deux chefs, citée au discours direct au verset 10.
Si l’on tient ces deux textes parallèles, on peut relever une autre différence – lexicale cette fois. Ce qui change d’un texte à l’autre, c’est le terme employé pour décrire la finalité de l’épisode de Mériva. Je propose de relire chacune des conclusions des récits :
וַיִּקְרָא שֵׁם הַמָּקוֹם מַסָּה וּמְרִיבָה עַל־רִיב בְּנֵי יִשְׂרָאֵל וְעַל נַסֹּתָם אֶת־יְהֹוָה לֵאמֹר הֲיֵשׁ יְהֹוָה בְּקִרְבֵּנוּ אִם־אָיִן׃
On appela ce lieu Massa et Meriva, à cause de la querelle des enfants d’Israël et parce qu’ils avaient testé l’Éternel en disant : « Nous verrons si l’Éternel est avec nous ou non ! »
הֵמָּה מֵי מְרִיבָה אֲשֶׁר־רָבוּ בְנֵי־יִשְׂרָאֵל אֶת־יְהֹוָה וַיִּקָּדֵשׁ בָּם׃
Ce sont là les eaux de Meriba, où les enfants d’Israël se sont querellés avec l’Éternel, et Il fut sanctifié par elles.
Dans le récit de l’Exode, le terme-clé est נסה, « mettre à l’épreuve » : l’épisode sert à tester la confiance des Israélites en Dieu. Dans les Nombres, le terme-clé est קדש « sanctifier ». On a l’habitude d’entendre ce verbe dans des contextes liturgiques ; quand on pense à son équivalent français (de la racine latine sanctus), on voit que le verbe sous-entend une action cultuelle qui n’aurait pas été accomplie par les Israélites.
Mais si l’on prend le verbe dans son sens premier, il signifie « séparer ». De quelle séparation s’agit-il ? Je crois que la question des Israélites dans le verset de l’Exode permet de comprendre la séparation en question. Il s’agit de maintenir une séparation claire entre le divin et l’humain, entre ce qui relève de Dieu et ce qui relève des hommes.
Dans l’Exode, les Israélites doutent et testent la présence de Dieu parmi eux – ils remettent en question cette séparation fondamentale en se demandant si Dieu est vraiment là. Dans les Nombres, le problème est différent : Moïse et Aaron avaient l’occasion de restaurer cette séparation sacrée en montrant clairement aux Israélites que le miracle venait de Dieu, pas d’eux. S’ils avaient parlé avec confiance et mesure, ils auraient pu rassurer le peuple tout en établissant que Dieu seul était à l’origine du prodige. Mais ils échouent dans cette mission : au lieu de dire « Dieu va faire sortir de l’eau pour vous », ils disent « nous ferons sortir de l’eau pour vous ». En employant ce « nous », ils brouillent la frontière entre le divin et l’humain. Ils s’attribuent (même involontairement) un pouvoir qui appartient à Dieu seul, violant ainsi la séparation sacrée qui devait être maintenue et clarifiée.
On pourrait enfin penser que l’épisode de Mériva reprend un trope narratif concernant le miracle de l’eau dans le désert. Le miracle des eaux amères changées en eaux douces à Mara en serait une autre déclinaison :
וַיַּסַּע מֹשֶׁה אֶת־יִשְׂרָאֵל מִיַּם־סוּף וַיֵּצְאוּ אֶל־מִדְבַּר־שׁוּר וַיֵּלְכוּ שְׁלֹשֶׁת־יָמִים בַּמִּדְבָּר וְלֹא־מָצְאוּ מָיִם׃ וַיָּבֹאוּ מָרָתָה וְלֹא יָכְלוּ לִשְׁתֹּת מַיִם מִמָּרָה כִּי מָרִים הֵם עַל־כֵּן קָרָא־שְׁמָהּ מָרָה׃ וַיִּלֹּנוּ הָעָם עַל־מֹשֶׁה לֵּאמֹר מַה־נִּשְׁתֶּה׃ וַיִּצְעַק אֶל־יְהֹוָה וַיּוֹרֵהוּ יְהֹוָה עֵץ וַיַּשְׁלֵךְ אֶל־הַמַּיִם וַיִּמְתְּקוּ הַמָּיִם שָׁם שָׂם לוֹ חֹק וּמִשְׁפָּט וְשָׁם נִסָּהוּ׃ וַיֹּאמֶר אִם־שָׁמוֹעַ תִּשְׁמַע לְקוֹל יְהֹוָה אֱלֹהֶיךָ וְהַיָּשָׁר בְּעֵינָיו תַּעֲשֶׂה וְהַאֲזַנְתָּ לְמִצְוֺתָיו וְשָׁמַרְתָּ כׇּל־חֻקָּיו כׇּל־הַמַּחֲלָה אֲשֶׁר־שַׂמְתִּי בְמִצְרַיִם לֹא־אָשִׂים עָלֶיךָ כִּי אֲנִי יְהֹוָה רֹפְאֶךָ׃
Moïse fit voyager Israël de la mer des joncs et ils sortirent vers le désert de Shour, et ils marchèrent trois jours sans trouver d’eau. Ils arrivèrent à Mara. Or, ils ne purent boire l’eau de Mara car elle était trop amère ; c’est pourquoi on nomma ce lieu Mara. Le peuple se plaignit contre Moïse, disant : « Que boirons-nous ? » Il cria vers l’Éternel ; l’Éternel lui indiqua un bois, qu’il jeta dans l’eau et l’eau s’adoucit. C’est alors qu’Il lui imposa un principe et une loi, c’est alors qu’Il le mit à l’épreuve. Il dit : « Si tu écoutes la voix de l’Éternel ton Dieu, et tu feras ce qui est droit à Ses yeux ; et tu prêteras l’oreille à Ses préceptes et fidèle à toutes Ses lois ; aucune des plaies dont J’ai frappé, l’Égypte ne t’atteindra, car Moi, l’Éternel, Je te préserverai. »
Cet épisode serait la dernière pièce qui permettrait de comprendre l’épreuve associée au miracle de l’eau. À Mara, le texte montre que l’épreuve spirituelle se joue à deux niveaux indissociables : dans l’action concrète (l’observance des commandements) et dans la foi (la prière, la confiance). Le verset 26 fait référence à l’Égypte, ce qui révèle quelque chose d’important : la foi demandée ne concerne pas tant l’avenir que la capacité à intégrer le passé. Il s’agit de croire qu’avec la sortie d’Égypte, un ordre nouveau du monde s’est établi – que les règles ont changé depuis cette libération fondatrice.
Dans ce contexte, la parole des chefs devient l’élément décisif pour « sanctifier le monde » – c’est-à-dire pour maintenir cette séparation sacrée entre divin et humain, et pour rappeler constamment que cet ordre nouveau existe depuis l’Exode. Que ce soit Moïse à l’époque ou nos dirigeants aujourd’hui, ils ont la responsabilité de nous aider par leurs paroles à vivre selon cet ordre post-Exode. En somme, les miracles de l’eau testent notre capacité à accepter et vivre dans cette réalité transformée par la libération d’Égypte.