Au chapitre 5 du livre des Nombres, aux versets 11-31, le texte nous décrit le (tristement) célèbre rituel de la sota. Un mari, pris par un “רוּחַ קִנְאָה / souffle de jalousie”, soupçonnant sa femme d’infidélité, peut (doit ?) la conduire dans l’enceinte sacrée du Temple, devant le prêtre, avec une offrande. Le prêtre mélange de l’eau consacrée avec de la terre provenant du sol du mishkan ; ensuite, il présente la femme devant Dieu et découvre sa tête. Tandis que la femme tient dans ses mains l’offrande et le prêtre le mélange d’eaux amères, ce dernier l’adjure de boire une potion qui provoquera l’affaissement de ses cuisses et la distension de son ventre si elle est coupable, ce à quoi la femme répond « amen amen ». Le prêtre dissout alors la malédiction contenant le nom divin dans l’eau, et la femme boit la mixture, après quoi soit la malédiction s’accomplit, soit elle conçoit un enfant.
Ordalie ou miracle ?
Comme nous dit le Rambam dans son commentaire sur le verset 5:20 « ceci est la seule loi de la Torah qui dépend d’un miracle » : une loi qui prévoit un rituel ressemblant à une ordalie, où le prêtre, tel un sorcier, concocte une potion que la femme est obligée de boire et qui va avoir un effet opposé en fonction de sa culpabilité ou de son innocence.
D’un point de vue historique, le rituel de la sota trouve des parallèles dans d’autres recueils de lois du Proche-Orient ancien. Par exemple, dans le code d’Hammourabi on trouve le passage suivant : « Si la femme d’un homme est pointée du doigt dans une accusation impliquant un autre homme, alors qu’elle n’a pas été saisie en train de mentir avec un autre homme, elle se soumettra à l’épreuve du Fleuve Divin pour son mari ».
Selon cette loi, la culpabilité ou l’innocence de la femme est prouvée en sautant dans la rivière, sous le contrôle de la divinité du fleuve. Si elle se noie, elle est coupable, si elle survit, elle est innocente ; sa survie ou sa mort ne dépend pas de sa capacité à nager ou de la puissance du courant, mais de la volonté divine. On peut lire de la même manière notre passage dans livre des Nombres : le rituel accompli devant Dieu a une conséquence directe sur le destin de la femme, qui va vivre ou mourir selon qu’elle soit innocente ou coupable.
Il s’agit de lois jugées nécessaires pour assurer la monogamie (de la femme) au sein de la cellule familiale et la paternité des enfants. Mais en l’absence de preuves (humaines) suffisantes, il n’y a d’autre choix que d’avoir recours à une combinaison de paroles sacrées et d’intercession divine pour résoudre le problème.
Le texte biblique reste difficile à comprendre, notamment en raison de certains détails vagues : qu’est-ce que cela signifie que la coupable aurait le ventre gonflé ? S’agit-il d’un prolapsus utérin ou d’autre chose (infertilité, fausse couche…) ? Quand et où cela va-t-il se produire, immédiatement dans l’enceinte sacrée ou dans le futur à un endroit aléatoire ? Les conséquences de son innocence sont tout aussi difficiles à comprendre : tombera-t-elle enceinte à la suite du rituel ou plus tard ? L’étrangeté du rituel nous amène généralement à nous concentrer sur ses aspects, les effets bizarres de la potion sur le corps de la femme et la question de son innocence ou de sa culpabilité. Ici, je voudrais analyser un autre aspect, celui de la jalousie du mari, qui est à l’origine du rituel et en constitue à mon avis l’élément clé pour mieux comprendre la sota biblique.
Jalousie masculine
Dans la Torah, les cas légaux sont en général présentés de la manière suivante : d’abord on expose le cas (la protase, ou section initiale introduite par « si ») ; ensuite, on décrit la mise en œuvre de la procédure juridique (l’apodose, ou section finale introduite par « alors »). Le cas doit être clairement défini afin qu’il puisse avoir des conséquences juridiques et, en cas de violation de la loi, conduire à une sanction. Or, en lisant les versets, on se rend compte que le cas juridique présenté dans la Torah découle aussi bien de « l’ égarement » de la femme, que du sentiment de « zèle jaloux » de son mari :
אִישׁ אִישׁ כִּי תִשְׂטֶה אִשְׁתּוֹ וּמָעֲלָה בוֹ מָעַל. וְשָׁכַב אִישׁ אֹתָהּ שִׁכְבַת זֶרַע וְנֶעְלַם מֵעֵינֵי אִישָׁהּ וְנִסְתְּרָה וְהִיא נִטְמָאָה וְעֵד אֵין בָּהּ וְהִוא לֹא נִתְפָּשָׂה. וְעָבַר עָלָיו רוּחַ קִנְאָה וְקִנֵּא אֶת אִשְׁתּוֹ וְהִוא נִטְמָאָה אוֹ עָבַר עָלָיו רוּחַ קִנְאָה וְקִנֵּא אֶת אִשְׁתּוֹ וְהִיא לֹא נִטְמָאָה. וְהֵבִיא הָאִישׁ אֶת אִשְׁתּוֹ אֶל הַכֹּהֵן וְהֵבִיא אֶת קׇרְבָּנָהּ עָלֶיהָ.
Un homme, si sa femme s’écarte et commet un détournement envers lui ; et si un homme s’étend avec elle pour des relations intimes mais c’était caché des yeux de son mari ; et (elle) s’était isolée et s’était rendue impure, il n’y avait pas de témoin contre elle, et elle n’a pas été attrapée ; et s’il passe sur lui un souffle de jalousie, qu’il ait jalousé sa femme, mais elle s’est rendue impure ou s’il est passé sur lui un souffle de jalousie, qu’il ait jalousé sa femme, mais elle ne s’est pas rendue impure. [Alors] l’homme amènera sa femme vers le prêtre et apportera son offrande pour elle…
Les versets 12 et 13 exposent les faits : une femme a (peut-être) trompé son mari1, qui est au courant, (ou du moins croit qu’il est au courant). Cependant, elle n’a pas été prise en flagrant délit, ce qui entraînerait immédiatement une condamnation à mort2. Le verset 15 commence l’apodose, le mari l’amenant devant le prêtre comme conséquence du crime supposé. Cela signifie que « l’esprit de jalousie » du mari est syntaxiquement structuré comme faisant partie du cas juridique : encore plus, c’est l’essence même du cas juridique, puisque sans témoins ou sans le flagrant délit, il ne peut y avoir de punition pour un rapport sexuel interdit.
Cette centralité de la jalousie du mari est soulignée par la répétition de la racine ק.נ.א qui se retrouve à plusieurs reprises dans la description de l’affaire et notamment :
- dans l’appellation de l’offrande apportée par le mari pour la femme (verset 15) – מִנְחַת קְנָאֹת / offrande de jalousies3 ;
- dans la caractérisation finale de la loi (verset 29) – זֹאת תּוֹרַת הַקְּנָאֹת / ceci est la loi des jalousies.
Le rituel conçu par la loi s’intéresse d’abord à la jalousie du mari, qui est le vrai protagoniste : on pourrait même dire que, finalement, peu importe que la femme soit coupable ou pas, pourvu que l’esprit du mari soit apaisé. La preuve de l’innocence ou de la culpabilité de son épouse est confiée à une procédure plutôt douteuse, qui sent la magie, une pratique contre laquelle la Torah se dresse généralement de façon très ferme4. Plusieurs commentaires affirment que l’objectif de cette loi est précisément de permettre au mari de rester avec sa femme, qu’il aurait certainement pu divorcer, comme nous dit la Torah plus loin dans Deutéronome 24:1 : « Quand un homme prend une femme et la possède, si elle ne lui plaît pas parce qu’il trouve quelque chose d’odieux en elle, et qu’il lui écrit une lettre de divorce, la lui remet et la renvoie de chez lui5».
En effet, si le mari ne souhaite pas divorcer, il est confronté au problème d’être marié à une femme qui lui est interdite, car elle est dans une situation de tuma/impureté rituelle6. Le rituel est le seul moyen pour lui de pouvoir être réuni à sa femme (même si on pourrait se demander quelle femme voudrait se réconcilier avec un mari qui l’a soumise à une telle épreuve !). En d’autres termes, lorsque le mari amène sa femme au prêtre, il est conscient que le fait de rester avec elle peut le rendre à son tour tamé ; il l’est peut-être déjà, puisqu’il a probablement eu des rapports avec elle après qu’elle ait commis l’adultère. C’est d’ailleurs de cette manière que l’on peut expliquer le dernier verset de la parasha (5:31) :
וְנִקָּה הָאִישׁ מֵעָוֺן וְהָאִשָּׁה הַהִוא תִּשָּׂא אֶת עֲוֺנָהּ.
L’homme sera innocenté de la faute et cette femme supportera sa faute.
Quelle est la faute de l’homme ?
Selon Rashi et Ibn Ezra, la faute de l’homme est celle d’avoir eu des rapports avec une femme qui lui était interdite. Selon le Sforno, et je préfère de loin cette interprétation, celle d’avoir été pris par ce souffle de jalousie irrationnelle, alors qu’il n’y avait aucune preuve matérielle de l’infidélité.
Dans le même esprit que le Sforno, le rav Brichto7 suggère que la Torah a légiféré sur la sota pour mettre un frein à la manière déraisonnable dont un mari pouvait réagir face à une situation d’adultère présumé. Il observe qu’à l’époque, « la condition des femmes était subordonnée, voire soumise » et « il n’est pas nécessaire d’étirer notre imagination pour évoquer les types de mauvais traitements auxquels un homme aurait pu soumettre sa femme » s’il avait imaginé qu’elle lui était infidèle. Le rituel de la Sota aurait été conçu précisément pour limiter ces excès. Selon rav Brichto, il s’agit d’une ‘’mascarade transparente … un drame rituel dans lequel la figure tragique de l’épouse accusée semble occuper le devant de la scène, tandis que les connaisseurs dans l’assistance ont leur attention fixée sur la figure comique (inconsciemment clownesque) du mari follement jaloux’’.
Pour Brichto, il ne fait guère de doute que les eaux la déclareront innocente ; il s’agit, après tout, d’un simple test psychologique : ‘’aujourd’hui, malgré notre reconnaissance du phénomène psychique du pouvoir de suggestion, nous pouvons comprendre que l’effet de la malédiction conditionnelle serait nul dans le cas d’un destinataire innocent et d’une faible probabilité même dans le cas d’un destinataire coupable’’. Ainsi, ‘’un mari jaloux, ne possédant pas la moindre preuve contre sa femme, est invité à la soumettre à un test dans lequel toutes les cartes sont en sa faveur !’’. Le point principal est, selon rav Brichto, que les gens croyaient que ce rituel fonctionnerait et donc qu’ils allaient accepter le verdict lorsque la femme serait innocentée. Ainsi, au lieu d’une foule de lyncheurs, nous nous retrouvons avec une procédure qui tempère la colère d’un mari jaloux et sauve une femme innocente.
Malgré cette interprétation fascinante, je vais terminer sur une note négative. Le verset conclusif de la sota nous dit que, si l’homme peut expier sa faute et retrouver sa femme à travers l’offrande et le rituel, la femme n’est pas complètement innocentée. Même si elle n’a jamais été adultère, elle continuera de porter sur elle le sentiment de culpabilité (ou la réputation de femme adultère) vis-à-vis de son mari et peut-être de la société entière.
Ce destin tragique m’a rappelé un roman de l’écrivain italien Pirandello8, l’Exclue. La protagoniste, Marta Ajala, est mise à la porte par son mari, qui la soupçonne, à tort, de le tromper. L’homme est convaincu que l’exclusion de sa femme adultère est la meilleure chose à faire. Chassée de sa maison, reniée par son père et « bannie » dès lors par toute une petite ville au nom des conventions sociales, Marta se voit contrainte de se réfugier à Palerme, où elle devient enseignante. Rongé par la culpabilité, le mari la fait revenir. Mais voici la surprise : la femme, enfin pardonnée, a véritablement consommé la trahison conjugale…
Bibliographie :
https://thelehrhaus.com/talmud-and-halakhah/was-the-sotah-meant-to-be-innocent/#sdfootnote3sym
https://www.thetorah.com/article/the-sotah-ritual-mistrusting-women-and-their-torah-study
https://www.thetorah.com/article/shaming-women-suspected-of-adultery-what-about-men
- Les commentateurs lient systématiquement le verset 12 au verset 13 : comment la femme s’est-elle égarée et s’est-elle détournée de son mari ? En allant avec un autre homme, elle a “dévié de la voie de modestie” et elle a “profané ce qui est sacré pour Dieu, l’amour conjugal”. Voir par exemple Rashi et Ibn Ezra sur le verset 12. ↩︎
- Comme précisé dans Lévitique 20:10 et Deutéronome 22:21-22 ↩︎
- Selon Rashi, l’utilisation du pluriel est dû au fait que deux jalousies sont présentes : celle du mari et celle de Dieu (voir la Tosefta Sotah 2 et le Midrash Sifri Bamidbar 8) ; voir aussi le second commentaire de Rashi sur le verset 12). ↩︎
- Voir Exode 22:17, Lévitique 20:27 et Deutéronome 18:9-13 ↩︎
- Il s’agit ici d’une partie de la protase d’un autre cas juridique, qui continue de cette manière : si la femme se remarie à un autre homme, et ce dernier la divorce ou meurt, le premier mari ne peut pas reprendre la femme comme épouse. ↩︎
- Voir les versets 14 et 20 ↩︎
- R. Herbert Chanan Brichto, professeur d’Études bibliques à HUC dans les années 1970. ↩︎
- Luigi Pirandello (1867-1936), écrivain et dramaturge, l’un des plus grands représentants du vérisme italien. ↩︎