Le récit de l’ânesse de Bilam1, un épisode au caractère de légende fabuleuse, se situe à mi-chemin entre l’anecdote dont la signification symbolique est évidente, et la fable qui résiste à l’interprétation. L’épisode de l’ânesse a lieu, justement, en chemin. Le devin Bilam, fils de Beor, après avoir initialement rejeté la demande de Balak, roi de Moab, de maudire le peuple d’Israël, finit par accepter d’entreprendre le voyage. Après une vision nocturne durant laquelle Dieu consent à l’entreprise sous conditions (peut-être seulement pour tester la bonne foi du devin, comme le suggèrent les commentateurs), Bilam selle son ânesse et se met en route, accompagné de deux serviteurs.

La suite est bien connue : Dieu est furieux contre Bilam ; l’envoyé, ou ange, de Dieu, se poste sur le sentier, à l’insu de Bilam qui ne voit rien. Mais l’ânesse, elle, voit l’envoyé de Dieu et son glaive, et quitte le chemin. À trois reprises, elle essaie de fuir ; à trois reprises, l’envoyé lui barre la route ; à trois reprises, Bilam bat l’animal. Dieu donne alors la parole à l’ânesse, qui répond par deux fois à son maître, avant la révélation finale et le repentir de Bilam. 

Cet épisode est frappant à plusieurs égards. Il contraste avec la gravité des scènes qui le précèdent (la négociation de Bilam avec Balak et les seigneurs de Moab et Midian) et qui le suivent (la cérémonie rituelle de la malédiction qui se transforme en bénédiction). Les détails singuliers qui le parsèment augmentent son étrangeté. L’ânesse, un animal dont la mention est rare dans la Bible ; les sentiers entre les vignes, le mot משעול / sentier  étant un hapax2 ; la description de la route, des champs, du muret – tout cela forme un tableau loin de la description en grandes lignes qui caractérise les récits des Bnei Israël dans le désert. Enfin, ce récit nous met face à un animal doué de parole – le seul dans la Bible, hormis le serpent dans le Jardin d’Eden.

Mais si le serpent de la Genèse est par définition hors de l’Histoire, appartenant à l’aube de l’humanité, l’épisode de Bilam et de son ânesse introduit le fabuleux dans un récit prosaïque de combats, de conquêtes, de négociations politiques, et de salaires mirobolants. Comment comprendre la légende du devin Bilam et de son animal doué de parole ?   

Le comique et le dramatique

Il va sans dire qu’il y a de la comédie dans cet épisode célèbre : le maître furieux frappant la pauvre bête de son bâton, le clairvoyant subitement frappe de cécité, la monture se mettant à parler, la triple répétition qui rappelle la structure narrative des contes populaires. L’écart entre la stature majestueuse de Bilam dans son interaction avec la délégation de Moab et de Midian, et cette scène presque grotesque où le domestique masque le divin jusqu’au dernier moment, crée un effet de comique, au détriment de Bilam. Le devin est tourné en ridicule : le pied écrasé par la manœuvre de l’ânesse3, échauffé par la rage et par sa propre violence, sans doute aussi terrorisé par l’apparition finale de l’envoyé de Dieu, c’est un personnage diminué, penaud, rabaissé qui se révèle à nous. Pour le peuple d’Israël, qui a tendance dans la Bible à exagérer la menace que font peser sur lui d’autres peuples (voir par exemple les explorateurs qui se voient comme des insectes, et sont convaincus que c’est ainsi que les habitants de Canaan les perçoivent), il est certainement libérateur de dissiper cette menace par le rire.  

Cependant, la légende de Bilam et de son ânesse ne se résume pas au ridicule de la situation. Au contraire, de la cruauté de Bilam au plaidoyer poignant de l’animal, de la terreur qui s’empare de la bête puis de l’homme lorsqu’enfin il aperçoit l’envoyé de Dieu au glaive brandi, l’intensité dramatique façonne le récit en profondeur. La structure répétitive propre aux récits folkloriques fait écho à d’autres scènes de révélation divine4, et nous rappelle l’enjeu de ce qui se trame.

Bilam, qui dans les premiers versets de la parasha semble être à l’écoute de la parole divine, manifeste ici son aveuglement ; l’homme réfléchi, prudent, de la négociation avec Balak, disparaît pour faire place à un homme coléreux, cruel et injuste. L’ânesse, face à Bilam, n’est plus seulement une figure de comédie – la monture qui s’affole et s’accroupit sous son maître – elle devient ainsi un symbole de dévouement, d’innocence et de vulnérabilité. La cruauté furieuse et les accusations irraisonnées de Bilam (התעללת בי / tu m’as harcelé) expliquent pourquoi les commentateurs n’accordent pas de valeur à la prétendue bonne foi du devin dans les versets qui précèdent cet épisode. Si le sens littéral des versets peint le portrait d’un devin clairvoyant et attentif à la parole divine, les commentateurs voient au contraire dans son entêtement et sa violence une preuve rétroactive que ses intentions n’étaient pas en accord avec ses propos. Son comportement montre un homme facilement aveuglé et prompt aux actes de violence.

Si les éléments comiques de la scène semblent tourner le devin en dérision, la violence qui sous-tend la narration redéfinit la menace qui pèse sur Israël : celle d’une haine qui s’empare de la personne et la fait sombrer dans la violence destructive, si bien que ni l’étrange (un animal fidèle qui se comporte soudain de manière inhabituelle) ni le surnaturel (voilà que l’animal se met à parler !) n’arrêtent le devin dans sa trajectoire. L’épisode ne tourne pas en ridicule Bilam : il nous met en garde contre l’enfermement de l’être humain dans ses propres constructions mentales.   

L’éthique et le philosophique

Le paroxysme de ce récit fabuleux, l’essence même du surnaturel, c’est l’ânesse qui se met à parler. Les commentateurs s’interrogent sur la signification éthique et philosophique du miracle singulier que Dieu opère :

ספורנו על במדבר כב:כח 

ויפתח ה’ את פי האתון.  נתן בה כח לדבר כענין ה’ שפתי תפתח. וכל זה היה כדי שיתעורר בלעם לשוב בתשובה בזכרו כי מה’ מענה לשון גם לבלתי מוכן כל שכן שיוכל להסירו מן המוכן כרצונו וכל זה כדי שלא יאבד איש כמוהו

Sforno sur Nombres 22:28

Et l’Éternel ouvrit la bouche de l’ânesse. Il lui donna le pouvoir de parler, comme il est dit : « Éternel, ouvre mes lèvres » (Psaumes 51:17). Tout cela avait pour but d’éveiller Bilam à la repentance, en lui rappelant que « de l’Éternel est la réponse de la langue » (Proverbes 16:1), même pour celui qui n’est pas préparé. À plus forte raison, Il peut détourner (le propos) de celui qui est prêt à le dire, selon Sa volonté. Tout cela afin qu’un homme comme lui ne périsse pas.

Pour Sforno, le miracle de l’animal doué de parole est une incitation au repentir : en conférant à l’ânesse la parole humaine, Dieu invite Bilam à comprendre que toute parole, y compris la sienne – le devin dont Balak a sollicité les services – vient de Dieu. Ce miracle ironique est l’occasion d’une prise de conscience, humiliante, et d’un repentir, sincère.  

Samson Raphael Hirsch fait un pas de plus :

רש״ר הירש על במדבר כב:כח

ויפתח וגו׳. אדם זה היה בעל אינטליגנציה מעולה וצחות לשון, אך רדיפת הבצע שלו ותאוותיו השפלות בלבלו אותו; וכאשר לא היה ראוי עוד לכישרונו האינטלקטואלי, נשא ה׳ פניו אל דעת הבהמה ואל רגשותיה הפועלים על פי דחפים, והעניק לה את מתנת הדיבור האנושי. בכך הוא גם הכין את האיש למה שצפוי לו בעתיד. הוא, בלעם, ניחן במתנת צחות לשון אנושית; ואף על פי שלא היה ראוי למתנה אלוקית זו, ועד כה השתמש בה לרעה, הרי הדיבור האנושי שבפיו יועמד בשירות הדיבור האלוקי, והוא – בניגוד לרצונו – ייתן את פיו להיות מבשרה של האמת האלוקית. מי שנותן כוח דיבור לבהמה יכול גם לשים את דברו בפי אדם כבלעם.

R.S. Hirsch sur Nombres 22:28

Il ouvrit etc. Cet homme (Bilam) possédait une intelligence supérieure et une grande éloquence, mais sa quête de gain et ses basses convoitises l’ont troublé. Alors qu’il n’était plus digne de son talent intellectuel, l’Éternel s’est tourné vers l’intellect de l’animal et ses sentiments agissant par impulsions, et lui a conféré le don de la parole humaine. Ce faisant, Il a également préparé l’homme à ce qui l’attendait à l’avenir. Lui, Bilam, était doté du don de l’éloquence humaine ; et bien qu’il ne fût pas digne de ce don divin, et que jusqu’alors il en ait fait un mauvais usage, la parole humaine dans sa bouche serait mise au service de la parole divine, et il – contre sa volonté – prêterait sa bouche pour être le héraut de la vérité divine. Celui qui donne le pouvoir de parler à une bête peut aussi placer Sa parole dans la bouche d’un homme comme Bilam. 

Pour S.R. Hirsch, le miracle de l’ânesse met Bilam face à ses défaillances morales. Un homme doué d’intelligence exceptionnelle et d’aptitudes verbales hors du commun, mais livré à ses impulsions les plus basses, se voit administrer une correction par l’intermédiaire de son reflet inverse : un animal qui reçoit de Dieu le don de la parole humaine. À travers le miracle, Bilam entrevoit – plus clairement que jamais – l’étendue décroissante de sa propre liberté : ayant eu le choix de ne pas entreprendre le voyage, et ayant choisi malgré tout de l’accomplir, il ne lui reste désormais – ironie du sort – d’autre alternative que d’être le porte-parole de Dieu.    

Le mythique et le métaphysique

Le traité de la Mishna Avot dénombre dix objets que Dieu a créés au crépuscule du sixième jour :

משנה אבות ה:ו
עֲשָׂרָה דְבָרִים נִבְרְאוּ בְּעֶרֶב שַׁבָּת בֵּין הַשְּׁמָשׁוֹת, וְאֵלּוּ הֵן, פִּי הָאָרֶץ, וּפִי הַבְּאֵר, וּפִי הָאָתוֹן, וְהַקֶּשֶׁת, וְהַמָּן, וְהַמַּטֶּה, וְהַשָּׁמִיר, וְהַכְּתָב, וְהַמִּכְתָּב, וְהַלּוּחוֹת. וְיֵשׁ אוֹמְרִים, אַף הַמַּזִּיקִין, וּקְבוּרָתוֹ שֶׁל משֶׁה, וְאֵילוֹ שֶׁל אַבְרָהָם אָבִינוּ. וְיֵשׁ אוֹמְרִים, אַף צְבָת בִּצְבָת עֲשׂוּיָה:
Mishna Avot 5:6

Dix choses furent créées à la veille du Shabbat de la Création, entre jour et nuit. Ce sont : (1) l’embouchure du gouffre (qui engloutit Korah et son camp), (2) celle de la source (qui abreuva les enfants d’Israël dans le désert), (3) la bouche de l’ânesse (de Bilam), (4) l’arc-en-ciel, (5) la manne, (6) le bâton (de Moïse), (7) le shamir (pierre qui sert à couper d’autres pierres), (8) les Écritures (la Torah) et (9) l’écrit (gravé sur les Tables), (10) les Tables de l’alliance. Quelques-uns ajoutent : les mauvais esprits, la tombe de Moïse et le bélier d’Abraham. D’autres ajoutent encore : une paire de tenailles déjà forgée.

Cette liste réunit, dans la temporalité des derniers instants de la creation, des objets qui transcendent, ou semblent transcender, la nature et ses lois. Alors que les six jours de la création mettent en place l’ordre du monde, et que le septième introduit l’ordre du repos – la cessation de toute activité productive – les dernières lueurs du crépuscule du sixième jour sont, selon la mishna, le temps de la création de ce qui est réalité et pourtant ne tombe pas sous les lois de la physique ; de ce qui ne peut exister et s’expliquer que par une exception divine à la loi naturelle. Comme l’explique Abraham Ibn Ezra :

אבן עזרא על במדבר כב:כח 

ויפתח ה’. אחזל שי’ דברים נבראו בערב שבת בין השמשות ולפי דעתי שהטעם שגזר השם לחדש באותות האלה שהם חוץ לתולדות.

Ibn Ezra sur Nombres 22:28

Il ouvrit etc. Nos Sages de mémoire bénie ont dit que dix choses furent créées au crépuscule du soir du Shabbat. Et selon mon opinion, la raison pour laquelle Dieu a décrété de renouveler par ces signes est qu’ils sont hors de l’ordre naturel des choses.

Mais cette liste fonctionne dans l’autre sens également : le miraculeux n’existe dans le monde qu’en tant qu’il a été créé – qu’un espace a été ménagé pour lui – dans les derniers instants de la création divine. Tout ce qui, dans l’univers biblique, paraît échapper à l’ordre naturel et appartenir à l’ordre du surnaturel et du miracle, nous dit la mishna, fait partie d’une catégorie très limitée – elle contient entre 10 et 14 éléments. Le surnaturel est contenu dans l’ordre naturel ; il fait partie de la création. Aucune nouvelle création ne saurait désormais apparaître dans le monde.  

Que l’ânesse de Bilam appartienne à cette liste n’est pas étonnant : un animal doué de parole humaine ne saurait exister autrement qu’en tant qu’exception à l’ordre naturel. La question, plutôt, est pourquoi. Quelle peut être la nécessité de ménager, dans la logique de la mishna Avot, aux derniers moments de la création, une entorse à la nature du monde, permettant à un animal de dialoguer avec un homme ? Contre l’opinion des rationalistes qui suggèrent que l’ânesse n’a pas vraiment parlé, Ibn Ezra dans la suite de son commentaire maintient que le miracle a bien eu lieu, et que ce miracle témoigne paradoxalement de l’ordre du monde :

וזה טעם לא אוכל לעבור את פי ה’ אלהי כי אין יכולת בנוצר לשנות מעשה היוצר או גזרתו והסוד כי החלק לא ישנה החלק רק גזירות הכל תשנה גזירת החלק

Et c’est la raison pour laquelle [Bilam a dit] : « Je ne peux transgresser la parole de l’Éternel mon Dieu » (Nombres 22:18). Car il n’y a pas de capacité chez la créature à changer l’œuvre du Créateur ou Son décret. Et le secret est que la partie ne peut changer la partie, mais les décrets du tout changeront le décret de la partie.

De Avot à Ibn Ezra, notre parasha semble suggérer ici une considération sur l’ordre du monde auquel Dieu invite le peuple d’Israël : un monde aux antipodes de la sorcellerie, un monde où les sortilèges n’ont pas cours, où le miraculeux se réduit à néant, et l’ordre primordial est celui de l’éthique.

במדבר כג:כג

כִּי לֹא־נַחַשׁ בְּיַעֲקֹב וְלֹא־קֶסֶם בְּיִשְׂרָאֵל כָּעֵת יֵאָמֵר לְיַעֲקֹב וּלְיִשְׂרָאֵל מַה־פָּעַל אֵל׃

Nombres 23:23

Il ne faut point de magie à Jacob, point de sortilège à Israël : ils apprennent à point nommé, Jacob et Israël, ce que Dieu a résolu.  

Il ne faut point de magie à Jacob, point de sortilège à Israël : ils apprennent à point nommé, Jacob et Israël, ce que Dieu a résolu. (Trad. Bible du Rabbinat, 1899, sur Sefaria).  

Les paroles de Bilam prennent leur sens dans le contraste qui s’établit, dans l’épisode que nous avons lu, entre ceux qui sont convaincus qu’il est possible de trafiquer la réalité, de créer des illusions à coup de mots et de sacrifices, et ceux que Dieu invite à un pacte basé sur la justice. 

  1. Nombres, 22:21-35. ↩︎
  2. Un hápax legómenon est un est un mot qui n’a qu’une seule occurrence dans un corpus (ici la Bible). ↩︎
  3. Le Hizkuni sur le verset 25 suggère que Bilam devient boîteux, prenant pour preuve le verset dans Nombres 23:3 וילך שפי / Il (Bilam) s’en alla à l’écart. ↩︎
  4. Voir par exemple Genèse 16. ↩︎