Notre parasha s’ouvre sur une série de lois concernant les vœux  – Nedarim-. Dans le contexte biblique, un vœu n’est pas un simple souhait, mais un véritable engagement qu’un être scelle avec l’Eternel. Dans le récit biblique, les vœux sont toujours conditionnels, et dénotent un mode de négociation avec le Tout-Puissant qui peut surprendre : “si toi Dieu, tu fais cela, je m’engage, pour ma part, à faire cela”. C’est le patriarche Jacob qui forge -au début de VaYeste (Genèse 28:20-22)- ce qui sera le paradigme du vœu, en promettant un dixième de ce qu’il possède à l’Eternel si ce dernier le ramène chez lui sain et sauf. Ce vœu, dont la force contraignante découle de la prise de Dieu en témoin, s’accompagne d’un issar : d’une obligation. Si pour Jacob, cet issar prend les traits d’un acte positif, il peut -en d’autres occasions- se faire restriction, comme la promesse d’un jeûne. C’est la consécration qui rend l’objet du vœu interdit à la consommation.  

Si notre parasha interpelle, c’est du fait de la disparité entre vœux d’hommes et vœux de femmes. Pour les hommes, les vœux énoncés sont assez simples ; un seul verset suffit à les expliquer : 

Si un homme fait un vœu au Seigneur, ou s’impose, par un vœu, quelque interdiction à lui-même, il ne peut violer sa parole : tout ce qu’a proféré sa bouche, il doit l’accomplir.

En revanche, si le neder sort de la bouche d’une femme, 15 versets sont nécessaires pour en recouvrir les subtilités :  si elle vit encore dans la maison de son père, ce dernier peut annuler son vœu, mais uniquement le jour où il en prend connaissance. Si elle se marie, c’est au tour de l’époux de disposer de la prérogative. Nul ne saurait -en revanche- annuler les vœux d’une veuve ou d’une divorcée. Et, détail d’importance, si un père ou un époux forcent une femme à dissoudre, annuler son vœu (une fois éteinte leur possibilité de l’annuler) ce sont eux qui sont tenus pour responsables de la transgression de son vœu à elle. 

Pourquoi une telle disparité entre homme et femme ? La lecture de Nedarim pourrait laisser penser que les femmes sont entravées dans leur possibilité de faire des vœux. Pour autant, si l’on retourne au livre des Nombres, Parashat Nasso, rien ne semble s’opposer aux vœux d’une femme de devenir NazirNazir désigne un individu s’astreignant à des règles de pureté (renoncement à l’alcool et aux produits dérivés du raisin, engagement à ne pas se couper les cheveux, à ne pas s’épiler, et à fuir tout contact avec l’impureté). En échange, cet individu jouit d’un statut particulier – privilégié avec le sacré : il devient ‘sacré pour Dieu’ et se voir reconnaître un statut de quasi sacerdoce temporaire.

Dans Nasso, femmes comme hommes peuvent faire ce vœu, sans qu’il soit question pour qui que soit de l’annuler. Si peu de témoignages évoquent le rôle des Nazirs dans l’antiquité, le prophète Amos semble les assimiler aux prophètes :

וָאָקִים מִבְּנֵיכֶם לִנְבִיאִים וּמִבַּחוּרֵיכֶם לִנְזִרִים הַאַף אֵין זֹאת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל נְאֻם יְ-הוָה. ב:יב וַתַּשְׁקוּ אֶת הַנְּזִרִים יָיִן וְעַל הַנְּבִיאִים צִוִּיתֶם לֵאמֹר לֹא תִּנָּבְאוּ.Et j’ai levé des prophètes parmi vos fils et des Nazirs parmi vos jeunes hommes. N’est-ce pas, au peuple d’Israël – dit l’Eternel. Mais vous avez fait boire du vin aux Nazirs et interdit aux prophètes de prophétiser. (Amos 2:11)

On note ici un paradoxe : si dans notre parasha, on restreint la puissance de vœu des femmes sur les choses quotidiennes, Nasso met en scène des femmes entravées quant au vœu le plus puissant, celui de nazzirut ayant de lourdes conséquences sociales, puisqu’il interdit de participer aux rites des morts, afin de maintenir un statut de pureté égal à celui attendu du prêtre. 

Dès lors, que faire des conditions énoncées au chapitre 30 de notre parasha, où le vœu de nazzirut n’est pas mentionné.  S’appliquent-t-elles rétroactivement ? Pourquoi cette différence de traitement entre vœu général et vœu de nazirut ? Où séparer la règle de l’exception ? Certains historiens ont tenté d’expliquer que le chapitre 30 des Nombres restreignait la possibilité, pour les femmes, de faire des vœux représentant une perte financière pour le foyer, en contractant sur des biens matériels qu’elles ne possèdent pas, selon le principe talmudique bien connu : « Un homme ne peut consacrer que ce qui est à lui » (T.B Yevamot 46a). Voilà qui expliquerait le pouvoir des hommes sur les biens, et non sur les vœux d’afflictions.

כָּל נֵדֶר וְכָל שְׁבֻעַת אִסָּר לְעַנֹּת נָפֶשׁ אִישָׁהּ יְקִימֶנּוּ וְאִישָׁהּ יְפֵרֶנּוּ.Tout vœu, tout vœu lié pour violenter l’être, son homme le validera, et son homme l’annulera. (Samuel 1:25)

Une femme mineure ne peut jeûner sans l’accord de son père, même si cela n’entraîne aucune perte matérielle. Du reste, si la logique était purement pécuniaire, le père devrait aussi annuler les vœux de son fils mineur. On rappellera, en outre, que les femmes pouvaient tout à fait détenir de la propriété, comme dans l’histoire d’Abigail, au premier livre de Samuel, et comme le confirme le chant de Chabbat tiré du livre des Proverbes, Eshet Chayil : 

Elle jette son dévolu sur un champ et l’acquiert זָמְמָ֣ה שָׂ֭דֶה וַתִּקָּחֵ֑הוּ מִפְּרִ֥י כַ֝פֶּ֗יהָ נטע [נָ֣טְעָה] כָּֽרֶם ׃ (Proverbes 31:16)

La différence entre les deux vœux ; vœu domestique et de nazzirut– semble reposer sur des considérations autres qu’économiques. Peut-être parce que le vœu de Nazir permet à la femme de se consacrer directement à Dieu, et qu’aucun homme -père comme mari- ne saurait supplanter Dieu. Toujours est-il que dans le domaine domestique, une femme a besoin d’attendre le divorce (ou le veuvage) pour faire l’expérience d’une liberté complète et d’un rapport à Dieu sans médiation ni condition. 

Le veto aux vœux des femmes ? Un obstacle…mineur – pour les rabbins 

Notons que les lois sur les vœux sont adressées spécifiquement par Moïse aux Rashei Hammattot -aux leaders tribaux- et non aux Bnei Israël – fils d’Israël-. Pourquoi ce public réduit ? Le Ramban explique qu’il était préférable de dissimuler cette loi au commun des mortels, par crainte de rendre les femmes plus souples quant à leurs vœux… Nul doute que cette inquiétude des rabbins constitue le moteur de l’élaboration halakhique qui s’ensuit. 

Les sages vont en effet interpréter le texte de manière restrictive, en limitant les moyens d’intervention des hommes sur les vœux féminins. Si, ainsi que l’écrit Agamben (Homo Sacer,II:3) : le vœu ne concerne pas l’énoncé comme tel, mais la garantie de son efficacité, ce qui est en question, ce n’est pas la fonction sémiotique et cognitive du langage comme tel, mais l’assurance de sa véracité et de sa réalisation, alors l’annulation des vœux des femmes par les hommes sape les fondements mêmes de la confiance placée dans cette sacralisation par le langage qu’incarne le neder

Quelles motivations animent les sages ? Probablement la volonté de voir les vœux pris au sérieux : que les engagements d’une adulte puissent être aisément annulés (alors même qu’elle prend Dieu à témoin) ne pouvait être encouragé par ceux qui prennent à la fois Dieu, et les engagements humains, au sérieux. Comment les sages vont-ils s’y prendre ? Tout d’abord, en limitant la durée de temps pendant laquelle le père peut annuler les vœux de sa fille. Le midrash Sifrei commente ainsi le verset suivant :

et une femme qui vit dans la maison de son père ‘dans sa jeunesse [וְאִשָּׁה… בְּבֵית אָבִיהָ בִּנְעֻרֶיהָ:]” 

Dans la Bible, la période de naara ne connaît pas clairement de limite d’âge : une femme est une nahara tant qu’elle vit dans la maison de son père et qu’elle n’est pas mariée.

Il y a une contradiction apparente dans ce verset : on apprend d’abord qu’il s’agit d’une femme (donc d’une adulte), avant de lire “dans sa jeunesse”. S’agit-il, pour autant, d’une mineure ? Les rabbins vont résoudre la tension en créant une nouvelle catégorie juridique : une femme qui n’est plus mineure, mais pas encore adulte, soit entre 12 ans et 12 ans et demi. De fait, les mineures -c’est à dire les jeunes de moins de 12 ans-ne sont pas tenues responsables de leur vœu -car non pleinement conscientes de ce à quoi elles s’engagent. D’après cette interprétation, une femme de plus de 12 ans et demi, même si elle vit dans la maison de son père, n’est plus soumise à l’autorité paternelle en matière de vœu. 

Or, une fois mariée, cette femme -même devenue adulte- peut revoir ses vœux annulés, cette fois-ci par son époux.

 Les rabbins vont ici chercher à réduire le champ du vœu, non pas sur son émetteur, mais sur son objet.  

כָּל נֵדֶר וְכָל שְׁבֻעַת אִסָּר לְעַנֹּת נָפֶשׁ אִישָׁהּ יְקִימֶנּוּ וְאִישָׁהּ יְפֵרֶנּוּ.Tout vœu, tout vœu lié pour violenter l’être, son homme le validera, et son homme l’annulera.

Cette expression –inoyui nefesh, soit l’affliction de l’âme- est déjà connue du contexte de Kippour. S’interrogeant sur sa définition, la Mishnah Nedarim (11:1) suggère -de manière anonyme- qu’il s’agit d’activités telles que se laver.  Rabbi Yossi suggère, quant à lui, qu’il s’agit de pratiques plus sévères, tel le jeûne. Or, pareil engagement affecte la santé de celle qui le contracte, justifiant ainsi que l’époux puisse s’en mêler. 

Par ailleurs, puisque le dernier verset dit que ces lois sont “ben ish leishto” -entre un homme et sa femme-, le Talmud ajoute que l’époux peut s’opposer aux vœux qui touchent directement à la vie maritale, comme ceux de chasteté (même si cela n’entre pas dans les critères menaçant, selon Rabbi Yossi, la santé de l’épouse). Là encore, pourtant, l’époux étant directement concerné par cet engagement, on peut comprendre qu’il ait voix au chapitre, même si l’absence de réciproque est regrettable. 

En somme, d’après l’interprétation rabbinique, l’époux ne peut interférer dans les vœux de son épouse que dans deux cas précis : si le vœu “accable” son être -c’est à dire qu’il affecte sa santé- ou s’il affecte son mariage.

Gardons-nous donc de taire le pouvoir subversif des vœux, notamment quand ils sont prononcés par des femmes. On peut imaginer qu’elles y avaient souvent recours : c’était là un moyen de devenir pleinement “sujet”.

Les vœux leur permettent non seulement de s’adresser à Dieu directement -en passant outre les intermédiaires mâles institués que sont les prêtres- mais aussi de devenir elles-mêmes des institutions prescriptives de normes -certes pour elles-mêmes seulement- sans laisser cette fonction aux seuls rabbins.

Les restrictions imposées aux vœux des femmes s’inscrivent parfaitement dans le thème central du Livre des Nombres : les limites. Des frontières territoriales de la terre d’Eretz Israël, à l’organisation du camp par tribu -autre moyen de délimiter, à l’intérieur même du peuple- en passant par la clôture du tabernacle, la division entre prêtres et laïcs, ou encore celle entre les individus entachés de maladie et le reste du campement, … Le chapitre 30 y adjoint la notion de frontière intra-relations familiales. De même qu’il y a des limites à ce qu’une femme peut mettre en gage sans l’accord des autres individus concernés, il y a une limite au-delà de laquelle l’autorité masculine ne peut aller : une fois que le vœu a été tacitement accepté. 

Pour conclure, on ne saurait parler des vœux des femmes sans évoquer la figure de Hannah, au premier livre de Samuel. Hannah établit un pacte avec l’Eternel : s’Il lui donne un fils, elle le consacra à son service. Tandis que son époux, Elkanah, s’apprête à retourner au temple, à Shilo, Hannah le prévient qu’elle ne participera pas avec l’enfant au sacrifice annuel tant que le nourrisson ne sera pas sevré. De fait, une fois qu’elle l’aura emmené au temple, il devra y rester pour toujours.

Il semble que c’est la première fois qu’Elkanah prend connaissance du vœu de sa femme.  Sa réponse est alors la même que celle d’Abraham à Sarah : 

  עֲשִׂ֧י הַטּ֣וֹב בְּעֵינַ֗יִךְ Fais ce qui te parait bon.  (Samuel I 1:23)

Que ce soit à travers la figure de Hannah -paradigme du choix d’une femme- ou via la lecture rabbinique – la leçon à tirer semble résonner avec la maxime populaire :  ‘ce que ce que femme veut, Dieu veut’ et qu’il est préférable que les maris ne s’interposent pas entre leurs épouses et l’Éternel.  

Première publication le 30 juillet 2019 sur le blog Aderaba.